« On pense qu’on contrôle tout mais on ne contrôle rien ». Cette réplique, prononcée par De Roller (Benoît Magimel), haut-commissaire de la République officiant à Tahiti, est le mantra du film. Car si les personnages ne contrôlent effectivement rien, les spectateurs, les acteurs et Albert Serra lui-même perdent progressivement le contrôle d’un film qui donne l’impression de se déployer naturellement sans personne à sa barre. Impression fortement exacerbée par le dispositif mis en place par Serra : grosse part à l’improvisation des acteurs, qui porteront toutefois une oreillette pour leur souffler une réplique lorsque Serra le jugera nécessaire, plusieurs caméras disposées pour chaque scène. Ce dispositif, qui ne pourrait être qu’une anecdote de tournage parmi d’autres, relève du coup de génie tant il est à propos. Chaque acteur, et particulièrement Magimel, est hors de sa zone de confort, paraissant complètement perdu, sur le fil, en permanence à l’image de son personnage.
De Roller, qui mène une vie de petit politicard bien rangée, apprend l’existence d’essai nucléaire sur cette île paradisiaque du Pacifique, provoquant l’inquiétude chez les autochtones, et la dimension thriller paranoïaque se met en place. Nonobstant, rien n’est aussi simple, ni pour De Roller, ni pour le spectateur. La première moitié du film est une succession de scènes représentant un De Roller dans le déni honorant ses fonctions : accueil et présentation d’une autrice qu’il n’a pas lu, balade sur les eaux du Pacifique pour aller admirer ses vagues, gestion d’un spectacle en coulisses, gestion d’un conflit entre les locaux qui souhaiteraient pouvoir aller au nouveau casino de l’île et les institutions religieuses, gestion de sa succession à son poste, gestion d’une histoire de passeport volé, et au milieu de tout ça, cette enquête sur les essais menée par-dessus la jambe. Le film paraît passer à côté de son sujet, nous trimballant dans les paysages sublimement filmés de Tahiti même si plusieurs séquences nous rappelle malgré tout que quelque chose ne tourne pas rond sur cette île, comme celle où ce qui s’apparente à des prostituées sont transportées en bateau en pleine mer, en pleine nuit, ne réapparaissant que le lendemain matin sur la plage, parfois violentées.
Et c’est lorsqu’on s’y attend le moins, De Roller et Magimel y compris, que le film change de tonalité, tout à coup il apprend l’existence d’un futur mouvement de révolte des locaux, provoqué par ces essais. De Roller est pris de court, dépassé, et c’est dans ces moments que le dispositif de Serra se justifie le plus. Magimel, qui ne sait rien de la teneur de la discussion qui va avoir lieu, va improviser une séquence à la lisière du film de mafieux, d’anthologie.
Le film bascule à ce moment, et ne fera plus marche arrière. De Roller est cette fois totalement impliqué dans son enquête, et tout ce qui l’entoure s’évapore, ces essais hanteront son esprit dans une succession de scènes magistrales, entre monologue désabusé sur la politique, surveillance mutuelle entre De Roller et un Américain (traversant régulièrement le film comme un fantôme) dans un hôtel désaffecté, à ce climax dans le stade. Jusqu’à cette avant dernière séquence monumentale dans le Paradise Night, la discothèque de l’île qui revient régulièrement, où la réponse à la question de De Roller sur l’existence ou non de ces essais s’explique à travers un simple changement de costume, et où tous les enjeux sont désormais clairs pour tout le monde, où l’on profite d’une dernière danse avec le diable.
La force de Pacifiction tient avant tout de son ambiance mi humoristique mi apocalyptique quasiment insaisissable. C’est un film souvent drôle composant régulièrement avec l’absurde, où l’improvisation des dialogues peut mener à des moments de flottements assez savoureux, comme cette scène où De Roller et l’amiral tentent de dire du bien d’une autrice dont ils n’ont jamais rien lu, où lorsque De Roller en pleine bouffonnerie expose un plan digne d’OSS 117 à celle qu’il pense être son bras droit, Shannah, dont la présence énigmatique participe à l'opacité du film ; en parallèle d’une ambiance mystico-paradisiaque, où cette île teintée de calme et de paix en apparence - bien aidée par ces aubes et crépuscules roses-oranges laiteux – devient le théâtre d’un jeu de dupes, où chaque personnage tente d’avancer les pions d’une bataille navale perdue d’avance, où l’eau du Pacifique est maquillée en flammes de l’Enfer dans un dernier plan sidérant, d’un film tout aussi sidérant.
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