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Photo du rédacteurMélanie Gaudry

La rafle des notables ou la rafle oubliée

 

Dans l'inconscient populaire, l'acception « rafle » en concomitance avec le contexte mortifère de la Shoah renvoie au Vel d'Hiv, cette opération appelée "vent printanier" par les SS qui a conduit à l'arrestation de 12 284 juifs dans la nuit du 16 au 17 juillet 1942.


Or, si elle est méconnue du grand public, la rafle des notables a marqué l'histoire de la seconde guerre mondiale puisqu'elle illustre la fallacieuse propagande du gouvernement de Vichy qui se targuait jusqu'alors de protéger les anciens combattants afin de donner une image acceptable de l'antisémitisme aux yeux de l'opinion publique.


L'écrivaine et journaliste Anne Sinclair, après avoir raconté la fuite de sa famille maternelle dans 21 rue Boétie, se fait désormais la voix de son grand-père, Léonce Schwatz, interné à Compiègne-Royallieu à l'issue de cette dîte rafle du 12 décembre 1941, exhumant à travers lui, ces 723 "notables" grands oubliés des manuels scolaires et universitaires.

Le livre débute à la façon d'Enfance de Nathalie Sarraute, avec une auteure narratrice dans une introspection intensive comparable à celle de la papesse du Nouveau-Roman français. Anne Sinclair nous plonge dans le fil de ses pensées, mêlant les réminiscences d'hier, floues comme les souvenirs relatés par trop de bouches et son ressenti sur la société actuelle où le négationnisme devient hélas endémique.


Le passé au secours du présent


Raconter l'histoire de Léonce, ce grand-père martyr dont l'ombre a plané sur l'enfance de l'auteure s'avère, sans surprise, un des enjeux de l'œuvre, mais le besoin de combattre « l'antisémitisme renaissant, l'extrémisme et le populisme » en est le principal.


Et pour cause, il ne faut pas oublier que la Shoah cristallise les différents hérauts de l'extrême-droite la plus dure qui soit, dont les idéologies s’avèrent les dignes héritières du Troisième Reich. Outre la théorie que les juifs américains auraient eux-mêmes organisés l'holocauste en vue de la création de l'état d'Israël, certains n'hésitent pas à aller encore plus loin. L'essayiste d'extrême-droite Alain Soral évoque même le "mythe Shoatique", remettant ainsi en cause l'existence même de la Shoah tout en faisant du Maréchal Pétain un héros de guerre. En outre, ce dernier aurait assuré la protection des juifs français et ceux qui auraient été déportés malgré ce traitement de faveur devraient leurs sorts aux autres juifs, amateurs de délation.

Face au relais intensif de ces théories scabreuses, Anne Sinclair se voit dans l'obligation surréaliste de rétablir une vérité en passe d'être possiblement remise en cause tout en sensibilisant le grand public à un évènement historique connu seulement des initiés.


À l'instar de son grand-père Léonce Schwartz, nombreux furent les juifs français issus de milieux aisés à remplir le bâtiment C du camp de Compiègne-Royallieu, Frontstalag 122, pour les Allemands, après la rafle du 12 décembre 1941. Avocats, écrivains, magistrats, galeristes et autres professions libérales prestigieuses en seront les principales victimes. Tous se connaissent plus ou moins bien, parfois seulement de nom, mais il n'est pas rare de voir des prisonniers se retrouver, attendu qu'une même appartenance sociale confère des relations communes voire également des hobbies semblables.


Dans la nuit du 12 décembre 1941, sous les yeux de sa femme Marguerite, Léonce est arrêté chez lui, rue de Tocqueville, à quelques rues de l'hôtel particulier où le docteur Petiot se livrait aux ignominies qu'on lui connaît, tout près du parc Monceau où nous nous promenons aujourd'hui en famille. Son ami Louis Engelmann, également locataire de l'immeuble l'accompagne, chose qui rassure leurs épouses respectives qui connaîtront bientôt l'angoisse de l'attente, la torture de l'incertitude.


Le récit de la rafle, raconté avec pudeur par Anne Sinclair, donne une dimension particulière au récit. Imaginant la scène à la façon du lecteur, la scène se révèle particulièrement poignante de simplicité puisque l'auteure et son public communient dans la douleur du spectacle dont ils connaissent tous deux la malheureuse issue. Léonce ne dormira pas dans son lit le soir suivant ni les prochains mais y mourra au lendemain de la reddition de mai 1945. Nous avons beau le savoir, nous demeurons inexorablement ému par la tragique destinée de ce vieil homme qui ne demandait qu'à couler des jours heureux auprès des siens, d'autant plus qu'il n'avait pas vu venir jusqu'alors l'ampleur de la cruauté Nazie.


Malgré le contexte anxiogène pour la communauté juive de l'époque, Anne Sinclair insiste sur un fait capital : le couple Schwartz mène une vie plutôt normale et continue son quotidien de réceptions et de Bridge.

Comme beaucoup, ils ignorent tout du dessein d'élimination des Nazis, propagande savamment entretenue par le gouvernement de Vichy. L’Institut de la question juive souhaitant banaliser l'antisémitisme pour rallier l'opinion publique à sa cause, le Tout-Paris est alors convaincu que les anciens de Verdun ne sont pas concernés par les mesures de l'occupant.


Aussi Léonce arrive à la mairie des Batignolles puis au camp de Compiègne-Royallieu sans imaginer ce qu'il va vivre. Il y retrouvera Jean-Jacques Bernard, fils de Tristan Bernard ; Edouard Laemlé, avocat de Robert Dreyfus ou encore Maurice Goudeket, mari de Colette.


L’antichambre d’Auschwitz 


Dans La rafle des notables, Anne Sinclair nous livre une description minutieuse de la vie à Compiègne tout en laissant vagabonder ses pensées quant aux ressentis réels ou supposés de Léonce. Nous apprenons des détails fort précieux sur les événements. Notamment, un des derniers élans d’humanité des Allemands puisqu’à la veille de Noël 1941, les prisonniers les plus malades ont été libéré.


Léonce a soixante-trois ans. Il est trop jeune pour être considéré comme fragile mais trop âgé pour ne pas être affaibli par les sévices. Il restera donc au camp C et sera contraint d'y rester jusqu’au 27 mars 1942 où il est transféré au Val-de-Grâce, échappant à la déportation par miracle.

Durant l’intermède, l’auteure narre une vie rude où les suppliciés deviennent involontairement les bourreaux des autres, venant ajouter des sévices moraux aux brutalités physiques des Allemands. Quand des Juifs étrangers viennent s’ajouter aux « notables », une lutte des classes fort surréaliste débute dans le camp C.


Celui-ci appelé également " camp des Juifs " compte donc une majorité de professions libérales, ce qui donne lieu à des conversations dignes du Flore, où conférences et autres échanges se multiplient sur les paillasses, entre deux passages des Allemands.

 

Soumis à un régime de famine, d'isolement et de violence, victimes du froid et de la saleté, les internés sont mis à l'écart des autres prisonniers, communistes, politiques ou encore soviétiques, lesquels leur font parfois parvenir des vivres à la nuit tombée. Un réseau de solidarité s’organise dans la clandestinité, lequel contribuera à la survie des rares miraculés et viendra contrebalancer la rudesse de la vie au camp C.


Il faut dire que l’auteure dépeint un quotidien aussi cauchemardesque que les tableaux d'Otto Dix, où la faim pousse la nature humaine dans son extrémité la plus funeste. Encore une fois, le pouvoir de son imagination mêlé à des témoignages apporte à son récit une véracité bouleversante. La pudeur demeure toujours au premier plan, ce qui ne fait pas office de distanciation, bien au contraire. Le récit se révèle vivant, oscillant entre anecdotes et analyses, petite et grande histoire, tenant en haleine le lecteur, initié au sujet comme novice, entraînant le lecteur dans une succession d’émotions. La compassion pour le vieux Léonce sur lequel nous superposons le visage d’un de nos aïeuls principalement.


Ce dernier et ses compagnons d'infortune vivent entassés à trente dans des cellules prévues pour une moitié d'hommes. Cela nous en dit long sur les conditions de détention à Compiègne-Royallieu. L'hiver est glacial pour ces prisonniers qui évoluent dans un milieu plus que rude, fait d’engelures et de faim, de violences et de mutineries. Nous apprenons que des prisonniers germanophones se voient promus chef de block, veillant notamment à ce que chacun reçoive sa gamelle journalière. Là encore, la misère appelant la misère, des comportements déshumanisés sont relatés où certains n'hésitaient pas à prélever pour eux-mêmes plusieurs rations.


Si la vie dans les camps de Drancy est largement connue des historiens et des moins initiés, celle menée au camp de Compiègne - Royallieu, pourtant bien plus proche de Paris, demeure encore pour beaucoup obscure.

Marguerite Duras l'avait brièvement évoqué dans La douleur, quand elle portait des colis au policier Rabier pour les faire parvenir à son mari Robert Antelme, prisonnier résistant du camp A avant sa déportation à Auschwitz. Néanmoins, la littérature l’a longtemps boudé, sûrement par manque d’éléments.

Le camp sert notamment à parquer les détenus avant leur transfert à Drancy puis leur déportation synonyme de mise à mort. Il est une salle d’attente plus qu’une destination pérenne. Le silence des réalisateurs, scénaristes et autres écrivains ne se révèle donc pas étonnant puisque dans l’inconscient populaire la déportation est consécutive à l’arrestation.


La seconde guerre mondiale a été le sujet de bien des œuvres, cinématographiques ou encore littéraires depuis la déclaration de son Armistice. Aussi, si nous pensons le thème plus qu’usé par trop de films manichéens et de romans axés sur le pathos, Anne Sinclair, comme Claude Lellouche dans son film les Uns et les autres, parvient à renouveler le genre tout en y apportant une plus-value. Dans ce bref récit, nous apprenons sur ce passé que nombreux sont ceux à vouloir réviser. Sans fioritures et avec simplicité, l’auteure de 21 rue Boétie nous plonge dans l’intimité de ses souvenirs de famille tout en conservant une élégance d’écriture qui nous protège du voyeurisme. Héritière de son histoire familiale et du Nouveau Roman français, l’auteure réussit sa passation et c’est désormais à nous de transmettre, au nom de la mémoire collective, ce qu’elle nous a transmis.


  • La rafle des notables, Anne Sinclair, 2020



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