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  • Photo du rédacteurPablo Del Rio

La Vie au Ranch, Sophie Letourneur (2009)

 

« Le cinéma c’est la vie, et c’est pour ça qu’on est là » est la phrase que prononce lors de sa clôture Nicolas Martin, présentateur de Réalisé Sans Trucage (podcast de critique) . Au premier chef, il est aisé d’y voir une banale maxime évoquant à quel point la vie des personnes  – critiques ou non – est impactée par cet art qu’est le cinéma. C’est sûrement ainsi qu’elle a été pensée par ses auteurs. Mais comme tout bon slogan, cet enchaînement a pour but de ramasser en quelques mots plusieurs pensées. Aussi, on peut également y distinguer que le cinéma peut faire référence aux films que l’on voit. Lesdits films qui donc, seraient une manière pour les réalisateurs de faire des films la vie, ou en tout cas d’en reprendre la matérialité afin de la dépeindre, plus modestement.


L’entrée dans le récit se fait titubante, entre les corps suants des invités d’une soirée qui bat son plein. Le personnage principal, Paloma, se fraye un chemin vers on ne sait trop où. Plus qu’éméchée, elle énonce notamment à un inconnu qu’elle trouve que son prénom fait actrice porno. C’est pas faux. On comprend que l’alcool a fait son effet, tant l’incohérence caractérise ses prises de parole. On sait par ailleurs que le film a été très écrit, à la virgule près. Sophie Letourneur, aussi au scénario du film, organise cette déstabilisation initiale du personnage principal. On est loin de la prévention contre les substances nocives pour la santé, produisant l’effet inverse : c’est un éclair de lucidité de la part du personnage principal du film. À peu près comme tout le monde à trois grammes, on se laisse aller dans une logorrhée des pensées que l’on attrape au vol, dont parfois on tire celle qui fait mouche. La cinéaste pense cet effet de langage.


Mais cette formulation est trompeuse, tant on ne peut réduire cette opération au seul « effet ». Tout le film est jalonné de dialogues que l’on pourrait croire  improvisés, tant ils sortent naturellement. C’est bien de naturel qu’il s’agit. En construisant ces phrases, la cinéaste se demande comment faire de ses personnages des personnes. Le soin apporté à cette composante parlée du film demeure tout le film dans un double-mouvement. De ce fait, les personnages embrassent dans leurs langues les futilités du quotidien. Le banal, l’utile, le futile. Mais au sein des mêmes scènes, allier ces mots avec des réflexions plus profondes de ce que l’on vit dans le moment présent. Mais le plus fort se situe encore plus loin, et fait de cette dialectique une réalité dans une même phrase. Parce que lors de cette première soirée, le doute peut planer sur la réflexion déjà mentionnée de Paloma. Le spectateur peut penser qu’elle a dû dire ça comme ça, sans réfléchir, ou bien qu’elle traîne ça depuis longtemps, et que l’effet de l’alcool la désinhibant, elle donne à la caméra un poids sur ses épaules, qui finalement se matérialise lors de l’avancement du film.  Le doute plane et le film suit son cours.


Cette recherche du réel est constante dans le film, et traverse toute la filmographie de Sophie Letourneur. Dans cette optique, elle se range du côté de cinéastes comme Hong Sang-soo, prophète absolu de cette forme austère de cinéma, dont l’intéressée revendique ostensiblement l’influence, tant dans son film que dans certaines prises de parole. Cette assimilation se vérifie bien dans La Vie au Ranch. De la même manière que l’illustre réalisateur coréen, Letourneur a une éthique quand il s’agit de filmer les corps. Habillés dans un dimanche éternel, un lendemain de soirée qui n’en finit plus, ils paraissent malmenés par la mise en scène, constamment couchés, instables, voire brinquebalants. La réflexion à se faire est toute autre, tant il est criant que la réalisatrice aime ces corps, les filmer, les voir slalomer dans les appartements où tout traîne. Elle laisse à ses personnages leur liberté. Contrairement à un Kubrick, control freak dans un autoritarisme qui entrave les membres, Letourneur laisse vivre. Les cheveux gras, les pluies de larmes, les rires à gorge déployée, le film laisse les personnages se développer dans l’espace. Cet amour se caractérise donc par le traitement par l’imperfection, le pathétique et le burlesque, éclatant dans le film.


Dans une interview accordée à la revue Le Rayon Vert, Sophie Letourneur déclare : « Il y a toujours dans mes films une double face aux choses. » Les personnages du film passent un temps assez conséquent en soirée. Lieu, comme on l’a mentionné, de mise à nu des corps irrémédiablement, si on ne fait pas le vœu insensé de sobriété. Pourtant on part de loin, tant l’envie de se mettre sur son 31 et de faire resplendir ses attributs physiques demeure grande pour nos personnages. Or, une scène questionne cet état de fait : lorsque Paloma décide de mettre avant une soirée une robe léopard que son ami qualifie à juste titre d’habit plus approprié pour faire commerce de son corps. Elles se battent dans un étrange mélange de véritable dispute et de franche rigolade. Cependant, la scène suivante dévoile Paloma à ladite soirée, vêtue de la robe incriminée. Tout se situe dans ce choix, et la dialectique opère à nouveau. D’un côté le spectateur peut se mettre à penser que Paloma a agi pour la rigolade, l’envie de faire rire la galerie. Mais d’un autre, il se rend compte que le choix est fait et que le personnage ne crache pas sur cette tenue non conventionnelle, qu’elle finit par pleinement assumer.


Cette soirée est par ailleurs loin d’être anecdotique, s’agissant d’un vernissage, que le tout venant considère comme une performance de l’élite culturelle. C’est bien l’une des premières fois que les sorties nocturnes de la colocation dont est tiré le titre du film  – Le Ranch  – ne sont pas un exutoire en tout genre. Théâtre social que l’on a commenté, la soirée est l’une des clés de voûte du récit de Letourneur. À vrai dire, le film se compose de soirées, de discussions et de quelques scènes en vacances, puis un épilogue qui plie bagage. Quelques épisodes d’une vie d’un groupe d’amis qui évolue, dans une tranche temporelle d’une longueur indéterminée. Le film n’est donc rien de plus que la définition de la vie, du point de vue de la réalisatrice. Si l’on délimite alors les grands absents du film, à savoir notamment le travail et l’université, on a ce qui ne constitue pas, selon la réalisatrice, la vie telle qu’elle mérite d’être vécue. Le film se situe en effet loin des trains infernaux du libéralisme contemporain. La maitrise des corps par des institutions que rejettent les personnages du récit, notamment par fainéantise (comment leur donner tort), ne compose aucune des parties du film, sinon par lointaine évocation. On vit beaucoup plus lorsque nos corps jouissent, s’émancipent des carcans sociétaux qui donnent des dialogues qui prédéfinissent les individus par leur travail. La vie est donc bien autre chose, une franche rigolade, un pleur ou un boudin en soirée.


Il est donc sensé de reconnaître dans ce film de Letourneur une forte inspiration du maître Hong Sang-soo sur leurs points de vue sur la vie, la vie au cinéma, et donc l’entremêlement des deux notions. Le cinéaste coréen les mettait tout bonnement au même niveau quand il scindait en deux, son Conte de Cinéma, avec le cinéma d’un côté, qu’il filmait de manière analogue à ce qu’il se représentait comme la vraie vie dans l’autre partie de son récit. Lorsque l’on  découvre La Vie au Ranch, nous pensons immédiatement au fait que la réalisatrice a sûrement vécu ce qu’elle raconte, qu’elle restitue à tous les degrés. L’ambition de la réalisatrice réside dans le souhait de raconter une vie parmi tant d’autres, en rejouant des scènes de la sienne, procédé qu’elle réitère dans certains de ses films suivants, tels Énorme, ou évidemment Voyages en Italie. En définitive, si Bertold Brecht écrivait : « tous les arts contribuent au plus grand de tous les arts, l’art de vivre », Sophie Letourneur, elle, contribue au cinéma par la mise en scène de la vie.




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