Depuis le 31 juillet, la société de distribution Les Acacias offre la possibilité au public de découvrir dans les salles obscures une rétrospective sur Luchino Visconti. La rétrospective nous propose de voir en particulier 4 films historiques du réalisateur italien : Senso, Le Guépard, Ludwig le crépuscule des dieux et L’innocent. Tous ces films ont pour sujet commun cette période de grands bouleversements historiques qui caractérise le XIXème siècle. Mais que peuvent encore nous raconter ces films historiques qui semblent aujourd’hui si éloignés des préoccupations de l’individu du XXIème siècle ?
La grandeur du film historique : la formation spectatorielle de la conscience de soi du genre humain
L’appréciation la plus commune du film historique tourne bien souvent autour des aspects les plus triviaux propres à ce genre. On célèbre par ici le caractère monumental et pittoresque de ces œuvres ou par là le caractère purement apparent de la reproduction artistique de l’histoire. Si le film historique se résout à cela alors il est inévitablement vulgaire. La fétichisation de l’histoire n’est sûrement pas une raison suffisante. Heureusement, des œuvres filmiques historiques comme Le Guépard de Luchino Visconti sont parvenues à établir artistiquement ce lien organique et nécessaire qui unit une époque spécifique à une autre comme préhistoire du présent [1].
La grandeur du film historique réside donc, pour nous, dans sa capacité à reproduire artistiquement la dialectique historique. À ce niveau, le film du réalisateur italien parvient à rendre sensible au spectateur le sens de l’histoire. Le Guépard raconte dans ses aspects généraux le déclin de la classe aristocratique et l’avènement de la bourgeoisie en tant que nouvelle classe historique. La tension particulière de cette histoire réside dans la figuration de la crise historique de cette époque spécifique que fut le Risorgimento pour l’histoire italienne et qui découle de l’exacerbation de la lutte entre ces deux classes. Luchino Visconti réussit à exploiter la tension de son sujet dans une fabuleuse gymnastique qui organise l’expression artistique dans une dialectique du général et du particulier. Car en effet le lecteur n’est pas sans savoir que l’histoire concerne en premier lieu le drame propre à la famille aristocratique des Salina. Il est pourtant impossible de voir le film sans considérer cet arrière-plan historique qui se lie si profondément à cette histoire dans l’interaction nécessaire entre les personnages et leur époque : « La faute n’est pas à Tancredi, mais à l’époque. Un jeune homme bien né ne peut même plus jouer aux cartes sans se compromettre. » comme le dit le prince Don Fabrizio Salina au sujet de son neveu. Tancredi qui avait alors rejoint les troupes menées par Garibaldi pour l’unification de l’Italie avec le dessein de sauver la classe aristocratique de l’instauration d’une République.
La famille aristocratique des Salina apprenant la nouvelle de l’expédition des Mille sur le territoire sicilien.
La révolution du peuple italien soutenue et dirigée par les forces de la bourgeoisie pour l’unification italienne.
Parfois, cette dialectique parvient à être symbolisée de façon directe et géniale. Il suffit de repenser à ce fabuleux travelling qui balaye le visage poussiéreux de la famille sur fond du sublime ton élégiaque de la messe qui fait suite au retour des Salina sur leurs terres. On ne peut qu’y voir l’image d’une classe en déclin. De même, l’attention que porte le prince Don Fabrizio Salina sur le tableau de Jean-Baptiste Greuze n’est-elle pas une contemplation sur la mort qui va au-delà de sa vie en tant qu’individu particulier ? Il nous a semblé que le prince incarnait à ce moment précis du film le destin d’une classe toute entière dans un « Souviens-toi que tu te meurs » historique. Ce n’est pas un hasard si une telle fonction a été destinée à ce personnage. Le réalisateur italien joue consciemment sur cette tension entre le vieil âge du prince et le rôle historiquement dépassé de la classe aristocratique.
Derrière le portrait des Salina, fresque d’une classe aristocratique en décomposition.
Luchino Visconti a ce génie qui lui est propre de figurer avec aisance des tableaux d’époque tous particulièrement riches dans leur enchevêtrement. Cette faculté trouve un éclaircissement dans la pratique artistique du cinéaste qui est consciente à un certain degré : « Ce qui m’a surtout conduit au cinéma, c’est le devoir de raconter des histoires d’hommes vivants ; des hommes qui vivent parmi les choses et non les choses elles-mêmes. Le cinéma qui m’intéresse est un cinéma anthropomorphique. » Senso figurait déjà avec une grande intelligence cette époque spécifique de l’histoire italienne. En associant la méthode de composition réaliste au caractère populaire du mélodrame, le réalisateur italien parvenait au travers de cette alliance féconde à une intensification des aspects les plus déterminants de son sujet historique.
Dans Senso, la relation tragique entre la comtesse italienne Livia Serpieri et le lieutenant autrichien Franz
Mahler se lie réciproquement au drame historique sous-jacent.
Mais Le Guépard a une grandeur qui dépasse cette première tentative de reproduction cinématographique de l’histoire sur bien des aspects. Le cinéaste ajuste dans ce film le caractère mélodramatique nécessaire à l’intensification des passions ce qui lui permet d’atteindre un réalisme plus détaillé, plus riche encore dans son contenu. Les forces motrices essentielles du changement social tendent ainsi à être davantage clarifiées. Avec un tel film, ce sont les hauteurs culminantes de la conscience de soi du genre humain [2] qui peuvent se former chez le spectateur. Le sentiment fort pour le spectateur d’être lié dans son individualité au processus historique.
Une reproduction artistique de la dialectique historique ouverte ?
Au-delà de pouvoir faire l’expérience d’un passé qui le concerne, le spectateur partage un autre type de relation vivante avec le film : l’actualité brûlante de son contenu. Les « arrangements » dont parle le prince Don Fabrizio Salina pour sauvegarder sa classe ne sont-ils pas du même type que ceux du grand capital auprès des barbares fascistes ? « Pour que rien ne change, il faut que tout change » semble répéter le prince à titre d’avertissement au public.
Aussi, le film ne se résout pas à montrer une époque spécifique et à révéler sa dynamique et ses déterminations les plus essentielles. Si le sujet du film est de façon générale l’affirmation progressive de la bourgeoisie en tant que classe historique, celui-ci rend également sensible le déclin à venir qui menace cette nouvelle classe dirigeante en composition. Comme Monsieur de Rénal dans Le Rouge et le Noir, le bourgeois avare Don Calogero Sedera finit par rougir de son statut de propriétaire terrien. Le personnage souhaite profiter de son nouveau statut dans la société pour se faire maître des anciens privilèges de la classe aristocratique. Le spectateur peut le remarquer à de nombreuses occasions et ceci est d’ailleurs souvent souligné par le ton sarcastique employé par le réalisateur italien. Il suffit de se souvenir de ce moment où Don Calogero Sedera vient habillé d’un frac à la demeure des Salina. Il mime par-là dans toute sa grossièreté les manières aristocratiques. Le spectateur pourrait aussi s’appuyer sur les divers morceaux de séquences où Don Calogero Sedera fait preuve de son avare vulgarité.
Le typique comme expression du chemin allant du singulier à l’universel. À gauche du premier plan,
Don Calogero Sedera comme personnage-type du bourgeois avare.
Ce trait du personnage, déjà typique pour une partie de la bourgeoisie de cette époque, nous éclaire sur le devenir humain de la bourgeoisie révolutionnaire et du libéralisme politique. Un ancien monde qui s’écroule où « les guépards, les lions » sont amenés à être remplacés par « les chacals, les hyènes ». Cette décomposition politique et morale à venir nous est ici présentée dans ces germes et c’est là la preuve de l’esprit pleinement dialectique du cinéaste italien qui dévoile au travers de cette fresque historique toute l’intelligence de son écriture cinématographique.
Mais un esprit dialectique de cette envergure a pu trouver un pareil accomplissement dans les raisons matérielles de la société italienne de son temps. Luchino Visconti a évolué artistiquement au contact d’un mouvement ouvrier italien et d’un parti communiste forts dans une période où cette même force sociale avait une confiance inébranlable dans le processus historique comme moyen de réalisation du progrès humain. L’impact d’un tel mouvement au sein de la société, dans ce combat d’arène qu’est la lutte des classes, a nécessairement favorisé l’émergence d’un réalisateur comme Luchino Visconti. La dynamique du néo-réalisme italien et le saut qualitatif qui en a résulté dans la personnalité artistique du réalisateur italien ne peuvent trouver une justification décisive que dans le cadre de ce contexte particulier. Ainsi, on ne saurait espérer une telle œuvre de nos jours, du moins pour le moment. Mais on peut déjà constater dans notre cinématographie un léger mouvement de fond, des cinéastes qui considèrent l’éclaircissement du monde objectif à partir du cinéma comme une chose nécessaire. Peut-être que ces tendances émergentes seront amenées à se développer ou non, en tout cas, elles le seront de façon certaine toujours en fonction de l’ampleur des crises du système capitaliste mondialisé et de l’état de santé du mouvement de la classe laborieuse. Ce qui est aussi certain c’est que ces tendances se développeront de manière inégale entre ces différents réalisateurs et qu’il nous faudra les accompagner pour que celles-ci se développent positivement avec le même tranchant impitoyable des plus grandes œuvres artistiques. Dès lors, hâtons-nous à la reconstruction d’un parti communiste de masse et dès demain il est assuré que de tels artistes fleuriront…
[1] « Ici, le roman historique, en tant qu’arme artistique puissante pour la défense du progrès humain, a une grande tâche à remplir, celle de restaurer ces forces réellement motrices de l’histoire humaine telles qu’elles furent en réalité, pour les rappeler à la vie au profit du présent. ». Georg Lukács, 1965, Le roman historique, Éditions Payot, p.363.
[2] « L’évocation artistique vise en effet en premier lieu à ce que le récepteur éprouve cette reproduction du monde objectif de l’homme comme sa propre affaire. Il doit s’y retrouver lui-même – son propre passé ou son propre présent – et prendre par là même conscience de lui-même comme faisant partie de l’humanité et de son évolution. L’œuvre peut éveiller et former sa conscience de soi, au sens le plus élevé du terme. ». Georg Lukács, 2022, L’Esthétique. Tome 2, Éditions Critiques, p.311.
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