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Photo du rédacteurHenri

Fuite en avant, Val Abraham de Manoel de Oliveira

 

Pour le père d’Ema la conduite de sa fille n’est qu’un «égarement». Pourtant, c’est le contraire qui semble nous apparaître à nous, spectateurs. De la vie-rêve de Madame Bovary (le film est en effet une adaptation du roman de Agustina Bessa-Luís qui transpose le roman de Flaubert dans le Portugal contemporain)  nous sommes passés à la vie vécue, celle d’Ema, bien décidée à tracer les voies de son existence absolument ancrée dans le monde social de la bourgeoisie portugaise. 


Une recherche de la subjectivité en images 


L’entre-soi bourgeois, éminemment dominé par les hommes dans le film, ne peut s’empêcher de juger moralement les faits et gestes des parties qui le composent. C’est dans ce contexte de pur paraître social qu’Ema s’extirpe de cet état mortifère pour tracer les lignes d’une existence qui anéantira le profond ennui dans lequel son être tout entier est plongé.


Une quête de la subjectivité, voilà ce qui paraît être la substance de ce film. Celle-ci n’est d’ailleurs pas accomplie dans la demi-mesure car dès ce qui semble être un incipit filmique, le processus formel hégémonique du film se dévoile à nous : une voix off nous révélant le contenu de la conscience d’Ema. Cette dernière apparaît alors radicale dans la mesure où elle domine le contenu du film, déjà chargé en images et en son. C’est alors un triptyque cinématographique qui s’offre à nous, un voyage entre images, dominées par les paysages et le(s) visage(s) d’Ema, sons, essentiellement constitués des longues conversations bourgeoises, et voix off, nous donnant un accès privilégié à la conscience d’Ema. La disjonction entre son et voix off est particulière, du fait que le premier est une contingence au vu de la somme qu’est le film ; tandis que la seconde est pure nécessité car affirme la totalité de la subjectivité d’Ema. Cette dernière est l’épicentre du film, devenant l’être du film, qui nous enferme en elle. En effet, Ema dépasse la condition, presque ontologique, propre à sa classe sociale, c’est-à-dire l’ennui. Aucune nécessité matérielle ne s’impose à la bourgeoisie qui peut alors se donner à plein temps à une vie de l’esprit et du cœur. Pour échapper à l’ennui, Ema se donne une possibilité, en d’autres termes une ligne d’horizon, à son existence. C’est dans le désir qu’Ema trouve une matrice d’affects donnant corps à son être-bourgeois. C’est alors dans le flux instable et mouvant qu’est le désir que la voix-off trouve sens. Dévoiler dans toutes ses variations et ses ondulations le devenir de la conscience d’Ema. Film-cerveau en somme.

 

Toutefois le désir est multiple. D’une part, il est moteur de l’action, par exemple lorsque Emma prend sa voiture pour échapper au carcan domestique clos et déprimant afin de se rendre au Vésuve où figure un autre homme, un autre monde, un autre paysage sensoriel. Ema fait alors l’expérience du désir-monde. Parcourir le fleuve dans un bateau qui fait figure d’ouverture sur le monde, c’est presque homologue à passer une nuit avec un amant. C’est arpenter la somme d’affects qui constitue ces deux expériences, alors unies dans une identité ontologique, celle d’engager son être dans une altérité ; le monde ou cette figure masculine exaltante le temps d’une nuit. 


D’autre part, ce désir est brûlant, pour reprendre l’image amusante et sensoriellement concrète qu’en donne la bourgeoisie portugaise à l’occasion de l’une de leurs énièmes réunions. C’est en effet la source d’un ralentissement du devenir qui se perd dans une série de contingences propres à la bourgeoisie, comme par exemple au travers de l’inépuisable paraître incarné dans le préciosité des tenues ou alors dans une hexis dans la mesure où aucune marge de désir ne devrait être dévoilée. Ce mode d’être-à-autrui est le fruit d’une classe sociale vouée à se distinguer continuellement mais qui confine alors le désir dans une série de normes sociales profondément délétères. Dès lors, le désir n’est qu’un jeu décevant où les uns se jouent des autres. 


Ce divertissement puéril apparaît alors à Ema dans une scène où la concrétisation corporelle du désir ne semble tenir qu’à deux cigarettes de l’être désiré. Ainsi, l’action motivée par un désir ne semble point être le fondement d’un accomplissement de l’être. À la vanité de l’engagement dans le monde, s’oppose une autre possibilité qui permettrait de fuir l’ennui.  Par la néantisation de la conscience l’existence s’affirme d’une autre manière. Cela est magnifiquement incarnée dans cette scène où Ema, essayant sa robe de mariage, perd son regard dans un hors-champ qui n’est autre que la vue au dehors de sa maison. Ne plus être dans le monde mais au monde, ne plus faire corps mais faire âme, ne plus errer mais flotter. Une autre expérience de l’existence est possible, en somme une autre voie pour l’être. 


C’est la vie de l’imagination, du monde des rêves. Cette voie de secours qui réside dans l’immédiat néantisé s’incarne matériellement dans la fuite que constitue un regard, les yeux d’Ema semblant toujours trouver un point de fuite dans son champ de vision comme si elle cherchait à nous montrer ce que le plan ne révèle pas nécessairement, dirigé soit dans le hors-champ soit dans les paysages multipliés à répétition dans le flux du montage. Ema parvient parfois à faire errer son âme de sorte à ce que la voix off totalisante ne puisse dire mot sur le contenu qu’elle néantise. Comme un petit espace de liberté auquel personne n’aurait accès. Il convient à nous, spectateurs, de suivre ce regard fuyant toujours en quête d’un horizon dans le réel. Cette manière d’être-au-monde est alors une soustraction du contenant dans lequel notre être s’inscrit. 


Le moins que nous puissions dire sur cette modalité d’existence c’est à quel point cette dernière est indissociable du privilège ontologique dont la bourgeoisie jouit. Ce désir-monde, cette vie du cœur est intimement  corrélée à une position sociale et matérielle dominante. Cette particularité, qu’énonce Fortunato observant Ema faire du bateau sur le fleuve, nous ramène à un rapport plus terre à terre aux possibilités d’existence. Tisser son existence est intimement  lié à notre position matérielle dans un espace social largement stratifié. Conquérir l’être aimé c’est en effet légèrement plus aisé quand on possède des sommes d’argent considérables. Dès lors, pour les laissés-pour-compte, l’existence n’est possible qu’au travers de la nécessité, c’est-à-dire la lutte pour de meilleures conditions matérielles. De réclamer des droits de travail (d’ailleurs largement ironisés par Ema qui n’a visiblement plus aucune conscience du prosaïque) au devenir-révolutionnaire dans le tiers-monde, voie que prendra Fortunato ayant été rejeté par Ema dans l’aventure du désir, la conquête de l’existence par les marges de la société est vaste de possibilités. Ainsi, la quête de la subjectivité dans laquelle se lance Ema est tiraillée par un rapport au monde profondément fluctuant, fait de contingences dans lequel l’immuable ne trouve guère de place. 


Une doctrine de l’intersubjectivité qui réside dans le dialogisme avec le spectateur 


Si le film narre l’errance de la conscience d’Ema, allant d’un homme à un autre, d’un monde à un autre, c’est aussi une interaction profonde qui se noue entre nous spectateurs et le flux du montage uni dans le triptyque formel (image/son/voix off). Par delà l’omniscience de la voix off, créant un presque solipsisme autour d’Ema, c’est une possibilité d’interaction entre spectateur et images qui est synthétisée dans ce long-métrage. Ce rapport particulier dans lequel la conscience et la liberté du spectateur sont restituées est rendu largement possible par le régime d’égalité dans lequel s’inscrit le film. Val Abraham est en effet un pur tissu de contingences. La fin du film nous le rappelle : «Rien de tout cela n’est important». Pourtant c’est bien 3 heures et 23 minutes qui sont investies par l’existence d’Ema. Rien n’est contradictoire, c’est précisément dans cette durée conséquente que prend source la relation d’intersubjectivité qui se crée ainsi que cette profonde égalité. Cette politique du cinéma est en partie liée à la matrice du film qu’est Madame Bovary, le roman de Flaubert. Selon le philosophe et critique Jacques Rancière, le XIXe siècle est marqué par cet avènement de l’égalité dans l'œuvre  littéraire. En d’autres termes, c’est à cette époque que «Tout a droit de cité». C’est-à-dire qu’aucun sujet n’est plus supérieur à un autre, aucun élément ne prévaut sur un autre. Dès lors, le geste de Flaubert de s’intéresser aux états d’âmes d’une femme vivant en Normandie est profondément démocratique. Faire de ce qui est perçu par les normes comme une pure contingence, l’existence d’une femme de province,  la matrice d’un projet de création, voilà un acte substantiellement démocratique avec un souci prononcé de l’égalité. Cela se traduit concrètement par une forme ayant le soin d’avoir un regard attentif sur les choses, même si elles sont secondaires. 


Pour revenir à Val Abraham, c’est sensiblement le même régime axiomatique qui initie la forme du film, à savoir une longue succession de moments de vie contingents d’une femme qui fuit vers l’avant. Dans ce récit, tout ce qu’on nous montre est d’une même nature, aucune scène ne vaut plus qu’une autre dans la mesure où elles s’inscrivent toutes dans ce grand ensemble qu’est la contingence. C’est alors excessivement politique de nous donner une vue d’ensemble de plus de trois heures des moments de la vie d’Ema qu’on pourrait juger «insignifiants» . Accorder une telle importance à ses états d’âmes c’est nous inviter à penser que la vérité pourrait bien être contenue dans cet être particulier qu’est Ema. Ce choix d’élever par le montage des contingences qui pourraient constituer l’évènement d’une vérité, c’est précisément l’hypothèse d’une poésie qui donne voix à notre subjectivité de spectateur. 


Ainsi, le dialogisme commence entre nous et la «Belle vie» d’Ema. Si Val Abraham est ce tissu de contingences, alors il revient à nous spectateurs de choisir ce que nous estimons être les vérités dans la vie d’Ema. Cette dernière nous est ainsi livrée comme une matière malléable dans laquelle notre conscience s’investit pour édifier un rapport singulier au film. Dès lors, nous édifions notre seuil, ou pour le dire autrement, là où le film trouve sa vérité en nous. Pour ma part, l’une des dernières scènes semble constituer une politique du rapport à autrui dans laquelle je me sens profondément investi. Avant de s’en aller, Ema cueille une fleur blanche qu’elle prend soin de donner à Ritinha. Aller vers autrui, bâtir un lien affectif ayant valeur de reconnaissance d’une existence ignorée (Ritinha étant une bonne au service de la famille d’Ema) et laissée dans la marge. En bref, au cœur de l’engagement vers autrui réside un rapport nouveau qui fait être ceux à qui le droit d’exister n’est pas reconnu, voilà l’évènement dans lequel j’inscris une vérité que je veux politique et ontologique. Considérer un seuil qui nous est propre n’est pas synonyme de hiérarchisation entre les moments de vie d’Ema, c’est au contraire considérer que parmi ce vaste royaume de contingences qu’est cette «belle vie» il existe précisément un moment où culmine une vérité qui nous est propre. Cette politique du cinéma, élevée comme démocratique et égalitaire, rend un droit d’interaction au spectateur qui doit s’édifier comme acteur du film qui le regarde. Cela n’est possible qu’en vertu du régime d’égalité que bâtit Oliveira. Ainsi, Val Abraham s’édifie comme vaste espace de liberté absolument immuable dans lequel s’investit un rapport intersubjectif entre nous et Ema.


Une politique du regard et du monde dans lequel il s’inscrit 


Ema c’est elle, c’est cette «belle vie». Mais Ema c’est aussi nous, spectateurs, où si « Rien n’est important » nous prenons la mesure d’édifier notre vérité. Ema c’est peut-être aussi Oliveira lui même. Après tout, Madame Bovary c’était Flaubert, comme nous le fait remarquer ironiquement Luminares dans l’un des derniers dialogues du film. Ema, c’est bien peut-être un personnage-monde dans lequel chacun vient se loger, et Oliveira n’est pas en reste. L’identité entre Ema et Oliveira se fait ressentir lors de cette scène où Ema parle à Narcisso, alors positionné sur le lit, son dos étant face à Ema. Cette dernière se lance dans une description de son devenir, en concluant qu’elle est fondamentalement un état d’âme fluctuant. Narcisso reprend le morceau de violon qu’il jouait avant l’arrivée d’Emma dans la pièce, comme si soudainement la musique devait prolonger et surtout orienter notre émotion, suscitée précédemment par le pessimisme d’Ema. Il n’en est guère. Dans un moment où Ema semble incarner la parole d’Oliveira, elle lui demande d’arrêter de jouer. Pas d’émotion orientée pour nous spectateurs, cela trahirait la construction de notre vérité propre. Ainsi, Oliveira semble lui aussi investir le personnage d’Ema pour s’immiscer dans le film et y tracer les contours d’une politique du regard. Cette manière d’orienter la caméra se fait à la fois au travers d’Ema et de son regard, filmée frontalement en train de néantiser comme nous l’avons décrit plus haut, mais également hors d’Ema en nous montrant ce qu’il y a à voir. Lors d’une soirée bourgeoise autour d’un repas, la conversation tourne à la crise morale réactionnaire sur l’homosexualité. L’important n’est pas là, Oliveira nous l’indique en quittant pendant un temps la table où mangent les personnages en nous montrant le feu de la cheminée. Dans cet insupportable vacarme bourgeois réside autre chose, plus digne de notre attention, et Oliveira ne manque pas de nous le montrer. Plus loin dans la soirée, une performance musicale a lieu. Celle-ci chante un récit de l’âme, c’est alors la futile démonstration d’une conscience bourgeoise prétendument supérieure. Oliveira oriente sa caméra comme un dépassement qui ouvre sur ce qui mérite plutôt notre attention. Nous quittons alors la pièce pour observer le paysage nocturne se situant hors de la maison. Cette politique du regard se définit comme soucieuse d’accorder une attention particulière aux marges, à ce qui ne se fait pas nécessairement remarquer. En bref, un éternel retour aux contingences est poursuivi par la caméra-regard d’Oliveira. Le monde extérieur c’est cette ouverture dans laquelle on prend fuite. Ema prend la fuite de sa condition ennuyeuse dans un regard qui aboutit à une néantisation de son être-là. Oliveira saisit le monde comme le réceptacle de son regard fuyant, pour passer de l’espace clos à l’univers infini. 


Un espace infini ?


Ainsi, Ema est cet être dans lequel semble contenu des vérités que le spectateur saisit, elle se déploie comme un large corps agrégeant nos perceptions subjectives, élaborant alors un dialogue somme toute infini. Ema est un monde, une totalité, un réservoir sans fond qui cumule en elle une surface féconde et inépuisable de multiplicités. Val Abraham est la matrice qui exprime la puissance du devenir d’Ema en un rhizome d’images et de paroles qui alterne entre expression du réel et impression de la conscience. En trouvant notre seuil, nous marquons un premier point d’arrêt dans l’écriture de notre rapport à la vie d’Ema. C’est à cet instant précis que se déploie le caractère infini de Val Abraham, car comme le disait Maurice Blanchot, une œuvre atteint l’idée d’œuvre en s’écrivant toujours, en refusant de s’achever, en s’arrachant à un état circonscrit. 


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