Nous sortons tout juste de Walk Up, film d’immeuble, mais pas d’immobilité, ou plutôt d’aménagement (matériel, temporel), passons immédiatement à In Water. Comme d’habitude, quelques mois (quatre) séparent ces deux films de Hong Sang-soo, comme d’habitude nous sommes forcément encore et toujours conquis par son œuvre et ce qu’elle implique, un projet cinématographique qui s’étend et se précise à chaque sortie. Si Walk Up était un film d’habitat, donc un film de conditions d’existence, avec tout ce que cela révèle de sa méthode de mise en scène et de captation de l’espace (l’immeuble surgissant, s’imposant dans sa cubicité et avec ses modalités, particulièrement dans un des magnifiques champs/contre-champs conclusifs), si Walk Up était ainsi un film hautement spatial, c’est que de façon générale le cinéma de Hong, sans peur de la répétition, irrigue de plus en plus ses situations semblables de décors qui ressortent, influencent, marquent leurs matérialités au-delà des scénarios ou au-delà de l’absence même de scénarios. De fait, les variations de ces situations semblent même découler des décors, des différents espaces avec lesquelles il s’agit de composer. Mais, puisque le cinéma de HSS tend vers son évidente nature géographique ou plus largement spatiale, peut-être faut-il, sans en rester au flou naturel et évident, resaisir son œuvre sous cet angle-là, repenser In Water dans cette spécificité.
In Water semble d’abord exposer une beauté et une douceur propres au Hong Sang-soo le plus rohmérien dans sa conception de la nature (Turning Gate, In Another Country, La Romancière, le Film et le Heureux Hasard). Il ne faut pas pour autant prendre cette fascination comme un état acquis, comme l’observation d’une évidence imperturbable. Au contraire, HSS est le cinéaste de changements, de bouleversements, y compris dans l’espace : on l’aura compris, c’est foncièrement le cas dans Walk Up, mais également dans Turning Gate qui établissait déjà dès son titre une équivalence entre la rupture, un turning point, et l’espace de cette porte mystérieuse autour de laquelle il s’agit de tourner, de bifurquer. Or, la nature et ses éléments sont bien pris chez lui comme espaces de bouleversements, espaces sujet à des bouleversements. On peut notamment penser aux liens dans sa filmographie entre l’urbain et la neige, blancheur recouvrant la modernité d’un voile nouveau et en même temps signe évident du temps qui passe, de ce qui déjà fond et se fond (Matins calmes à Séoul, Introduction).
Se pencher sur In Water, c’est donc bien penser une spécificité spatiale, une façon de filmer la nature qui est semblable au projet cinématographique général de HSS et en même temps témoigne de différences notables et importantes. L’espace d’In Water, il faut bien y venir, est, comme l’indique le titre, un élément, l’eau, puis donc un paysage, la mer, le littoral, son horizon bleuté. Peut-être faut-il commencer par là, de l’eau à la mer, le bleu, une couleur, une impression globale, puisque c’est cette impressionnisme que vise le flou du film. Depuis Introduction, Hong Sang-soo n’était pas revenu au littoral, mais ce n’était alors pas encore du bleu, ou du moins qu’en idée, par association, davantage encore une ligne, une perspective par-delà la grisaille hivernale. Revenir à ce littoral dans la couleur, se retourner vers le bleu de l’impression, masse compacte dans laquelle on se noie, on s’immerge (in), c’est donc déjà radicalement changer de vision, de conception de l’espace. Ensuite, ce bleu flou ou ce flou bleu c’est celui d’un cadre esthétique, le film germant à l’intérieur du film, et de son propre cadre narratif, le tournage d’une équipe (très) réduite. Ce tournage balnéaire n’est pas sans évoquer Seule sur la plage la nuit, deux ans avant Introduction, ou même encore dans une moindre mesure In Another Country, mais encore une fois In Water s’en distingue, se plaçant dans un autre paysage filmique : le tournage n’est plus une toile de fond ou une situation ressortant d’un rêve dont on est captif, au contraire il est ici directement une affaire d’intention, intention du personnage principal, un réalisateur dont la conscience forme le film. Une volonté du film en lui-même donc, puisque sa simple nature semble totalement dévouée au fait de faire germer le film au sein du film. L’esthétique et le travail formel rejoignent ainsi un cadre narratif dans la mise en abyme. Et, autour de cela, jaillissent les différences, les moments de temps qui composent toujours la vie dans la répétition chez Hong Sang-soo. Faire le flou, c’est donc fondamentalement modifier l’image, la brouiller peut-être, mais faire surgir de nouvelles perceptions avant-tout, aussi anecdotique que cela puisse paraître.
L’on découvre des espaces dans de nouvelles formes, dans de nouvelles couleurs qui forment les formes, dans des cadres qui se confrontent aux dialogues et aux perceptions internes nécessairement différentes. Si dans le film l’on parle d’une route et de son potentiel filmique, notre actualisation est nécessairement différente, car caractéristique d’une altération par le film, tout comme une rencontre est nécessairement différente dans sa reconstitution, puis nécessairement différente dans sa narration, dans sa transformation en parabole, etc. Si ce constat n’est pas profondément nouveau (au fond, nous pourrions tout simplement dire que la fiction diffère de la réalité), nous avons tout de même là affaire à une confrontation d’images importante, très importante puisque le régime d’intentionnalité des personnages et de leurs perceptions prend une dimension nouvelle dans la situation du tournage. Alors, il faut voir comment la forme évoquée, à laquelle on finit fatalement par revenir, ne fait pas que proposer des perceptions, mais transcrit, au-delà des situations spatiales, une nouvelle vérité du sujet, sa variation. Question majeure, le cinéma de HSS ayant toujours traité de vérité, mais ce de façon profondément matérialiste, puisqu’au sein de relations, aux détours de rencontres, du minime, de l’accidentel. Comment alors, pour qui la mise en scène a toujours été en somme affaire d’apprentissage et de réapprentissage (le zoom plus curieux qu’inquisiteur), comment apprendre à connaître dans le flou, dans l’imprécision ? Le geste interne formule bien une rupture, et avec lui on se perd dans une conception du littoral qui, suivant la perspective de l’alter-ego du cinéaste, y voit plus une fuite en avant, un abandon fatal vers un non-être latent, que la pulsion de réaction vitale d’Introduction (dans lequel on se jette à l’eau avant-tout pour en ressortir, pour se blottir dans les bras de l’autre et dans une douce âpreté plus réconfortante que l’inconnu). Alors au contraire le flou surgit dans son incertitude, et peut-être représente-t-il une impossibilité de commencer autrement qu’en arrêtant déjà immédiatement tout. Le sommet final du film apparaît en ce sens comme un abandon doublé de la fiction au film, doublé jusqu’à la rupture brutale du générique (qui, par ailleurs, dans la diégèse, conserve encore et toujours un flou). Voilà que le flou se ferait donc restriction au fond, une fatalité.
Mais que sépare cette restriction d’être ou de devenir une possibilité ? Qui a décidé que le flou serait moins visible que la clarté ? Qui condamne le projet interne d’In Water à sa perte, et pourquoi cette perte totale, qui irait au bout de l’immergence sans se retourner, pourquoi celle-ci ne serait pas dans le rapport à l’inconnu une profonde trouvaille ? Peut-être au contraire faut-il voir dans cette restriction du flou une pure possibilité. Ou, en fait strictement optique, une matérialité, une donnée sensible à manier. En fait, il faut y voir la condition de tournage d’un Hong Sang-soo victime d’une pathologie ophtalmologique. A-t-il cessé de tourner ? Non, il a poursuivi en prenant une condition comme une nécessité créative qui s’imposait devant lui, comme une grâce à saisir.
Et de la grâce, il est bien souvent question chez Hong Sang-soo, à différentes échelles, dans une forme d’immanence, ses personnages en étant touchés comme avant lui les croyants rohmériens. Mais là où cette logique se révèle intéressante, et particulièrement révélatrice pour In Water, c’est que la grâce n’y est jamais une idée à communiquer au spectateur dans son immédiateté, ni même un état à induire, à retranscrire. Au contraire, la grâce apparaît justement chez HSS comme une expérience individuelle que l’on ne peut retranscrire. De ce que l’on sait, elle peut tout autant être une illusion, et l’expérience n’importe finalement que peu dans son internalité. Au contraire, la logique de la grâce apparaît davantage évidente dans des gestes, dans des postures, ou dans le récit de celui qui la croise. C’est, corporellement, le bain final d’Introduction, ou dans la locution la narration de Kwon Hae-hyo dans Walk Up, un des monologues de Lee Hye-young dans Juste sous vos yeux.
Peut-être que le flou d’In Water est alors une poursuite de cette logique, une poursuite radicale en ce qu’elle met sur le même plan la grâce expérimentée par l’artiste, le réalisateur, et celle vécue par son personnage, par celui qui, lui aussi, expérimente, recherche dans le flou. Cette superposition annihile toute vérité mystique. Plus aucune présence fantomatique ou surgissement divin n’importent. D’ailleurs, dans les deux cas, la grâce elle-même n’est pas atteinte : nous ne sommes pas dans la conscience du personnage cinéaste et ne vivons pas sa libération, mais l’observons de loin, dans le flou, et dans un flou qui n’atteindra ni mise au point cathartique ni vérité de la clarté. La grâce n’est pas retransmise, elle est portrayée, dans la recherche. Ne restent dans cette recherche plus qu’un cœur fondamentalement humain dans son intersubjectivité, plus que la simple immanence d’une poursuite.
Comment apprendre à connaître dans le flou ? Dans la grâce comme poursuite immanente et non comme transcendance, le flou change de rôle. Il ne s’agit, ni d’un simple formalisme, ni d’une simple modification esthétique de situations, ni d’un obscurcissement, pas même d’une nouvelle perception. Le flou, somme d’impressions, est un principe d’intersubjectivité totale, puisqu’il vise la connaissance par la négation, par l’imprécision. En quelque sorte, le flou est anti synthétique. La superposition des cadres, l’alignement du cinéaste sur l’intentionnalité du personnage ne sont pas de simples unions. Au contraire, ressort principalement la naïveté du personnage réalisateur : le flou est une séparation, il est déjà un jugement. Mais il est donc également comme on l’a vu une possibilité. Non pas celle d’une mise au point future, peu importe, mais d’une filtration de la lumière dans la masse, dans la pure matérialité optique. Alors, le flou est également beauté du geste de création. Alors, il s’agit de communier par l’opposition, de s’évanouir en elle. Voilà une vérité du sujet qui surgit dans la nouveauté. Est-elle pourtant entièrement nouvelle ? Non, puisque la grâce chez Hong Sang-soo est justement celle de la répétition. Mais, en surgissant par l’absence (puisqu’au-delà même du flou c’est bien d’absence, d’absence d’amour dont parle le film), c’est une répétition encore et toujours nouvelle qui surgit, encore et toujours neuve car découlant d’un même horizon d’incertitude, qu’il s’agit encore et toujours de combler, en s’évertuant à raconter.
Revenons pour finir à la parabole. Avant la conclusion magnifique, le réalisateur personnage raconte dans un moment de dévoilement ce qu’il voudrait faire de son film. Il expose une nouvelle réalité de la rencontre précédente, du dialogue réinterprété. Une nouvelle réalité qui se définit principalement par son absence, par l’absence de justice, par l’absence même de formulation esthétique, par une vanité totale du projet. Mais l’espace offert lui permet justement une diffusion : il forme l’absence, la dilue, dans la narration et le cadre. La parabole en quelque sorte s’annihile. Elle n’apporte pas un savoir. Au contraire, en s’écoulant, elle creuse un trou, un sillon filmique. Alors, l’horizon peut se réaffirmer. Alors, la masse bleutée peut écraser. Et Hong Sang-soo de poursuivre un projet cinématographique pour qui reconnaître, c’est s’immerger dans le flou, pour qui filmer c’est constater un manque à combler. Ce constat est déjà et une introduction et un développement, fragment d’un tout qui sommeille dans le plus profond des bleus
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