Sorti en 2017, La Villa est un des récents films du grand cinéaste Robert Guédiguian incarnant le mieux la force vivante d’un réalisme conséquent en France, c’est-à-dire d’un réalisme qui sait suffisamment se faire miroir des particularités d’une époque spécifique. Le film partage à ce niveau ce qui a été la méthode créatrice propre de ce grand courant réaliste qui a pu s’épanouir durant le XIXème siècle à partir de romanciers tels que Balzac ou Tolstoï. Le réalisateur et son équipe parviennent à une reproduction artistique salutaire de la dialectique historique au travers d’un récit qui a su rendre sensible le mouvement qui relie deux époques concrètes, ceci dans le drame de la famille Barberini suite à la mort de leur père Maurice. La Villa est dès lors à la fois une plongée dans les souvenirs d’un Marseille qui s’est construit sur les valeurs de solidarité et une description implacable de son présent où l’individualisme a pris le pas, et qui n’est que le reflet de la violente gestion néolibérale du capitalisme par la classe bourgeoise politique française.
Dès l’ouverture de son film, Robert Guédiguian nous laisse ressentir l’héritage réaliste latent. Il fait le choix clair d’installer son action dans un village isolé aussi bien lugubre que merveilleux, et qui n’est pas sans nous rappeler la description de ce lieu étrange qui caractérise La Montagne Magique de Thomas Mann. C’est un lieu où l’immobilisme semble avoir, de la même manière, triomphé sur l’histoire. Pourtant ce n’est là que l’apparence immédiate de ce que cherche à figurer le réalisateur puisque la passivité des personnages face à la vie déshumanisée illustrée à partir des fragments mémoriels du film va finir par se transformer en une action concrète avec la réalité dès lors que les enfants migrants échoués à proximité du restaurant ouvrier familial feront leur apparition au sein du récit. La poésie filmique de Robert Guédiguian vient de cette intention qui consiste à considérer que « Les choses n’ont de vie poétique que par leurs rapports avec le destin des hommes »¹, c’est-à-dire un mode de figuration qui considère que les personnages, la psychologie de ceux-ci et leur irrésistible évolution au fil du récit est le résultat des nombreuses interactions avec leur environnement. Ceci est notamment matérialisé de manière très réaliste dans la typologie des différents personnages composant la famille et plus particulièrement dans le fossé générationnel qui la caractérise. Ainsi, le cinéaste français ne décrit pas seulement le phénomène des villes mortes du littoral méditerranéen ou celui de l’immigration – et la tragédie humaine qui en découle – mais cherche aussi à rendre sensible ce chemin qui va du comment au pourquoi des choses ainsi, ceux sans quoi il ne parviendrait pas à un tableau aussi vivant. En reliant le phénomène à son essence dans un rapport dialectique, ce sont les conséquences à la fois de l’impérialisme français et de la violente gestion néolibérale du capitalisme en France qui tendent à être rendues claires en tant que processus historique. Les personnages des enfants immigrés sont en effet le reflet de cette immigration issue du continent africain qui cherche à fuir la misère dans laquelle les pays impérialistes maintiennent ce même continent. Si le récit ne parvient à relier que difficilement les mécanismes profonds de ce phénomène à l’essence même du système capitaliste, ce qui nécessite une grande capacité d’abstraction du problème et un temps nécessaire pour le restituer, Robert Guédiguian fait tout de même le choix de nous l’indiquer de manière discursive. Le personnage de Joseph joue à ce sujet un rôle décisif, tout comme, de manière générale, il incarne dans le film tout le cynisme au second degré du système capitaliste et notamment de sa gestion néolibérale par la classe politique bourgeoise française. Les essences négatives repérables dans le comportement des personnages sont ainsi révélées comme étant le pur produit de ce système. Il suffit également de se remémorer les nombreux flash-backs qui, loin d’être le seul rapport nostalgique du réalisateur à son propre passé, sont fondamentaux au déploiement de cette dialectique du phénomène et de l’essence que cherche à figurer tout réalisme conséquent. Par l’opposition de deux époques concrètes, c’est-à-dire celle du paradis perdu par rapport à celle du présent réifié, le cinéaste français participe à rendre sensible la dialectique objective de l’histoire dans un sens poétique. L’action particulière que met en scène Robert Guédiguian par les moyens spécifiques de son art tend dès lors vers l’universel, car cette histoire qui nous est présentée, peut résonner dans chacun des travailleurs ou anciens travailleurs de France comme peut le faire naturellement la vérité de la fable. Et ceci est pour nous la grande force du courant artistique dans lequel le réalisateur s’identifie, cette même force qui « […] s’efforçant d’atteindre au typique, sait s’exprimer l’universel dans le singulier »².
En revanche, nous nous sentons obligés d’avertir le lecteur que le film souffre parfois du traitement caricatural de ses figures, de l’enlisement de certains choix dans le développement scénaristique du récit ou d’une stylisation poétique qui manque de finesse et qui font que le film n’est pas à la hauteur de ceux de certains grands maîtres réalistes comme Luchino Visconti³. Seulement, Robert Guédiguian est un de ces réalisateurs encore actifs en France dont la pratique du cinéma est particulièrement positive (et consciente à un certain niveau) pour le développement de notre cinématographie. Un tel réalisme critique est souhaitable pour notre paysage audiovisuel dans ceci qu’il a la capacité de réconcilier les œuvres d’art aux masses tout en partageant une image complète et claire du monde « dans leurs déterminations décisives, dans leur dynamique la plus pleinement développée »⁴.
¹ Georg Lukács, 1975, Problèmes du réalisme, L’Arche, p.156.
² Georges Politzer, Principes fondamentaux de la philosophie, Éditions Sociales. Première partie – Étude de la méthode dialectique marxiste. Septième leçon – Le quatrième trait de la dialectique : la lutte des contraires (III).
³ À ce sujet, nous invitons tout lecteur souhaitant prolonger la réflexion à lire les trop peu traduits écrits du marxiste Guido Aristarco qui, durant sa carrière de critique dans la revue italienne du Cinema Nuovo, à chercher à défendre une conception esthétique du réalisme sur le terrain des particularités du cinéma notamment au travers des films de Luchino Visconti.
⁴ Georg Lukacs, L’Esthétique. Tome 1, Éditions Critiques, p.357.
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