Il y a le Passage du poète, Les Circonstances de la vie, la Présence de la mort, La Beauté sur la terre, Le Règne de l'esprit malin et Les Signes parmi nous, et d'autres encore, énormément. Il y a ce même geste reproduit, tentative d'absolu, questionnements, chamboulements syntaxiques. Ramuz, c'est une moustache qui théorise son poil. Il n'existe nulle autre raison d'être que d'exprimer son existence. Pourquoi écrire si ce n'est pour exposer l'écriture même ? Ramuz, toute sa vie, a tenté de régler cette question. Chaque mot qu'il figeait sur sa feuille était un nouvel accès vers sa pensée littéraire. On ne fait pas de littérature sans questionner ses fondements propres, et pour ça, il faut être radical, car la profondeur de l'Art est une révolution permanente. Et Ramuz, lui-même, était un agitateur de rudiments – l'esthétique comme fondement, nécessité de trouver sens. Il était et restera cet écrivain qui surpassa son écriture.
« L'écrivain digne de ce nom n'existe que pour son œuvre et par elle » tandis que « L'homme de lettres est un monsieur qu'on voit partout » Ces deux citations proviennent d'un texte de Ramuz (Écrivains et hommes de lettres), écrit en 1911, et publié dans les Notes du jour du Journal de Genève. Ce texte fait partie du recueil que les éditions ZOE ont nommé Anti-poétique et autres propos sur l'écriture. Ce recueil dispose les idées littéraires de l'auteur suisse, de sorte que chaque lecture se métamorphose en prise de note, conseils pour écrivain en herbe. Comme l'exprime Vincent Verselle dans son introduction au volume : « Ramuz estime qu'il faut abandonner certaines règles formelles, qu'il considère comme des conventions particulières – valables dans un contexte déterminé, mais pas de façon absolue » Dès lors, pour quiconque souhaitera écrire en suivant la parole de celui qui n'exista qu'à travers son œuvre et par son œuvre, un paradoxe passionnant s'installe. Il faudra tenir compte des conseils sans jamais les prendre comme règles. Il faudra s'installer dans le dogme sans jamais s'y soumettre. L'art de la poésie, de la littérature – de la poétique – est celui de cette infinité des possibles, et toutefois contrainte à un cadre, un socle, un objet très concret nommé livre, une matière très précise nommée mots ou langage. Il ne faudra pas jouer à l'homme de lettres, se prétendre artiste ou tenir la plume du bout du doigt, non, il faudra la planter, la plonger au plus profond de nous, au plus juste terrain de notre idée, de notre désir stylistique, car si l'on souhaite sortir des règles et faire art, il ne faudra jamais oublier que « L'Exception, c'est l'écrivain »
Sortir pour mieux entrer
« Il n'y a pas d'émotion sans surprise. L'homme use le monde par l'habitude ; l'artiste répare l'usure. Il va donc contre l'habitude » disait Ramuz à Frédéric Lefèvre durant une interview qui fut publiée
le 17 mai 1924. Et en effet, tout le travail qu'il forma suivit ce dire. Ce serait comme si Charles Ferdinand Ramuz avait reproduit le même geste, le même livre, continuellement et sans jamais craindre l'épuisement. Comme si, d'un réflexe bienvenu, il avait remarqué qu'en décrivant le plus justement possible ce qu'il ressentait, voyait, entendait, il permettait à la vie de perdurer. Son œuvre, de loin, pourrait provoquer quelques confusions, car tous ses romans, ses poèmes et ses romans poèmes, se ressemblent. Tous expriment la perturbation de l'existence, la difficulté d'aimer, la difficulté de trouver sens, et tous décrivent un décor rude, un cadre violent, un monde d'où les violences du dedans s'expriment par les duretés extérieures. Chez Ramuz, il y a un pont constant entre la psychologie et l'environnement. Il ne gribouille pas des essences malvenues et loufoques, non, il précise d'un trait clair mais implicite, fin, clairvoyant et lucide la vie humaine, faite de déterminismes et de souhaits de s'en sortir, de s'émanciper, de s'enfuir de sa condition sociale, géographique et économique.
Son geste littéraire est le miroir de son propos. Car toujours, Ramuz tenta de dépasser l'écriture, de l'innover, de justement s'émanciper des règles établies en recréant inlassablement un même mouvement novateur, un trait clair sur l'instabilité de l'être. En déstructurant les grammaires, par exemple, il permet à nos lectures de ne pas se morfondre dans le consensuel et l'attendu. En structurant son propre langage, et en conseillant de faire de même à quiconque ayant ce souhait d'écrire, il permet à nos vies de reprendre sens, de percevoir des lumières là où la routine et l’âpreté du quotidien nous ont obscurci de leurs asphyxiantes stagnations. Il n'a fait que brasser les mêmes idées, mais celles-ci – du roman à l'essai – sont un tout. Un tout plein d'intégrité.
Anti-snobisme
Paru dans la Gazette de Lausanne, le nommé Anti-Poétique est un court texte manifeste dont la conclusion, telle une courte poésie, exprime ceci :
« On ne fait de la poésie qu'avec l'anti-poétique.
On ne fait de la musique
qu'avec l'anti-musical.
Nos vrais amis sont les gens de métier et non pas ceux qu'on nomme les artistes. L'art, on sait ce que c'est : c'est une greffe sur du déjà-greffé.
Or, comme tous les greffeurs savent,
on ne greffe que sur le sauvage.
On ne greffe que sur le sauvageon,
c'est comme ça que nous greffons. »
Ramuz est clair. On ne caresse pas l'évidence de la posture dans le sens du poil. Celui qui voudra faire ne fera pas. Celui qui voudra être ne sera pas. Car pour faire, il faudra être, et pour être, il faudra sortir de ce poids du passé qui nous force à nous forger sous sa domination. Jamais un grand artiste ne s'est moulé aux attentes qu'il avait présupposé connaître en se laissant guider par les lourdeurs d'un cliché. Non, faire art, c'est sortir de ça. Et sortir de ça, c'est peser sur le contre-poids. L'anti n'est pas la fin d'un refus, au contraire, il est l'appel de résistance, le cri fondateur de nouveautés, de nouvelles formes. Il est celui qui force à nous recréer constamment, à ne jamais siester sur les terrains minés par nos habitudes ou nos craintes. Il nous pousse à surpasser l'image acceptable que les alentours bourgeois souhaitent (quand ils ne souhaitent pas nous en dégager) nous offrir sur un plateau de champagne au Café de Flore. Ramuz lui-même, en fuyant Paris pour ses montagnes d'enfance, avait fait ce premier pas vers l'intégrité littéraire. Alors de loin, nous pourrions nous dire qu'une nouvelle posture se forme dans le refus de la première ; et cependant, par Ramuz, aucun scepticisme ne pourra nous prendre, car il nous a offert la vue, la voie, un modèle de barrage aux snobismes contemporains et environnants. Il nous a dégagé le terrain ; il a fait de nous des sauvages, mais des sauvages sauvés.
Un pour tous, tous pour un
En 1912, son texte Bien écrire se résout comme tel :
« L'écrivain écrit mal, quand il pense mal, quand il sent mal, quand il voit mal. Il écrit bien quand il pense bien, quand il sent bien, quand il voit bien. L'écrivain écrit bien quand il y a de l'unité en lui. Il écrit mal quand il n'y a pas d'unité en lui.
L'unité, tout y ramène. Et c'est ce mot qu'il faudrait opposer une fois pour toutes à cette éternelle formule du fond et de la forme, bien commode sans doute, mais plus trompeuse encore, parce qu'elle ne veut rien dire du tout. »
Toujours cet éternel sujet, ce souhait de dissocier l'indissociable. Et toujours ce besoin d'un refus du sujet, contraint tout de même d'en reparler. Ici, nous ne savons pas exactement d'où vient la chimère du fond et la loufoquerie de la forme, cette étrangeté souhaitant la scission. L’œuvre d'art a toujours été l'assemblage des deux, sans même que des deux nous puissions en trouver l'un et l'autre. Ramuz, et comme d'autres avant lui, après lui, et sans doute après nous, a été contraint de revenir dessus, et d'une nouvelle fois mettre un point final au sujet. Seule l'unité fait le geste, et seule celle-ci permet à l'écriture d'être bien nommée littérature.
« Certes, je l'ai dit plus haut, l'écrivain n'écrit pas que pour lui-même. Son premier souci doit être de se faire comprendre. Il ne peut donc s'inventer de toutes pièces une grammaire, un vocabulaire, une syntaxe ; on n'écrit pas uniquement pour soi du moment qu'on publie ses œuvres ; publier, c'est devenir public ; c'est confronter sa propre personnalité à la multiple personnalité ; c'est donc se reconnaître des points de contact avec elle ; c'est donc utiliser communément à elle, un certain nombre de façons de penser et de voir ; cela suppose donc un certain nombre de notions transmises ou si on veut apprises ; mais ce point tiré au clair, il faut bien voir ensuite que ce n'est qu'un point de départ ; l'écrivain part de là pour s'orienter vers lui-même ; sur cette base héritée et ce piédestal adopté, c'est l'image de lui-même qu'il va s'appliquer à dresser et là commence la contradiction qu'il y a nécessairement entre l'anonyme « esprit public » et la plus ou moins précise « âme personnelle » de l'écrivain ou de l'artiste. »
Dans cette rencontre qu'implique obligatoirement l’œuvre d'art à un œil extérieur, réside l'existence même. Faire art, c'est avant tout transmuer sa subjectivité en un objet commun. Pour cela, l'écrivain doit prendre les moyens disposés et les réadapter, les réajuster, les réagencer à sa propre personne, sa propre conscience, sa propre existence. Ramuz n'a eu de cesse de le rappeler, et de le pratiquer, nous devons transformer la grammaire à notre manière, la toucher en lui donnant notre empreinte. C'est un véritable appel à l'acceptation de soi comme source magnifique d'inspiration. Et c'est sans doute un vif rejet contre les poseurs qui, souhaitant s'élever au-dessus du monde, méprisent et méprennent la vie, la réalité au profit des vues intangibles, la matérialité contre l'idéalisme. Car oui, tout le sujet se trouve bien là, dans la confrontation politique et philosophique de la chose, la dualité éternelle que quelques humains prétentieux, et ne souhaitant pas faire un avec les autres, imposent au monde pour s'auto-convaincre vainement de leur impossible libre-arbitre. La vie mérite mieux qu'eux, et l'art aussi. Lire, relire et faire lire Ramuz, c'est tenter de reprendre la main, de regagner la bataille. C'est – tout compte fait – vaincre les vues de l'esprit. Et quand le vent aura suffisamment soufflé, enfin nous saurons nous unir et provoquer la divine gloire qui sieste en nous toutes et en nous tous : la capacité poétique qui jamais ne sera réservée qu'à la poignée de gens qui se l'accapare déjà et depuis trop longtemps.
Conclure pour mieux passer
« La nuit de ce qui a été, derrière celui qui s'en va, tandis que devant lui est la nuit de ce qui n'est pas encore ; contre quoi il s'avance, et persévère s'avançant, et contre ce grand talus d'ombre, parce que là les forêts commencent : alors lui-même disparaît, et sa personne disparaît, allant plus loin dans rien du tout, afin que quelque-chose soit. »
Cet extrait n'appartient pas au recueil publié par les éditions ZOE, mais au célèbre roman Passage du poète que Ramuz publia aux éditions Georg en novembre 1923. Cet extrait en est la conclusion, l'ultime paragraphe, et cet extrait contient finalement toute la pensée poétique, théorique et analytique de son auteur, car cet extrait, derrière ses allures occultes, dissimule l'idée même de l'art d'écrire. Il transpose en mots un mouvement, un déplacement d'un état à un autre, une sorte de transformation passant d'une disparition à une nouvelle apparition. Il enfonce le clou de l'art dans un monde infini et illimité, et il l'enfonce là où aucun autre n'est allé préalablement. C'est une forêt en perpétuel renouvellement, un antre d'innovations constantes, de kyrielles de tentatives, torrents de gestes nouveaux, multitudes de créations et pléiades de créateurs. C'est un passage dans un autre monde comme celui d'ouvrir un livre. Il faut aller « plus loin dans rien du tout, afin que quelque chose soit » ! Avez-vous donc, de la démarche poétique, meilleure définition que celle-ci ?
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