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Photo du rédacteurThibault Fontanarava

Le Jardin qui bascule – Guy Gilles

 

Rares sont les cinéastes qui, comme Guy Gilles, ont su filmer le temps et l’expérience de la mélancolie qu’il induit. Le sentiment que quelque chose a été qui ne reviendra plus, de la jeunesse s’écoulant et de la vanité du passage infusent son œuvre singulière et trop rare. Le jardin qui bascule nous présente une nouvelle instanciation de ce basculement du temps, sans retour possible. Karl (Patrick Jouannet), jeune tueur à gage à la solde d’un fleuriste trouble, semble enchaîner les contrats avec un détachement froid, dans une ville électrique, toute de musique et de néons. La tranquillité fait irruption lorsque Karl est envoyé, accompagné de l’encore plus jeune Roland (Philippe Chemin), à la poursuite d’une mystérieuse bourgeoise (Delphine Seyrig) trônant dans un manoir aux portes de Paris, où les deux jeunes hommes, à la beauté languide, sont introduits. Vient alors le moment de la suspension du temps, dans ce jardin iridescent qui impose au film un rythme langoureux ; l’amour devient possible, la fuite prend fin. La succession des jours se donne alors comme une véritable matière temporelle, appelant le souvenir et la projection dans ce jardin où l’éternité semble s’être installée. Mais, comme le dit Sami Frey à une Delphine Seyrig de plus en plus indifférente, « le temps charrie tout, même nos souvenirs les plus doux ». Le manoir, le jardin, la suspension sont un mirage : tout doit finir. 


Sur le support et la trame balisée du film noir, Guy Gilles introduit un travail du temps, de l’évocation, du souvenir, qui en fait un film proustien. Rien d’étonnant à cela lorsqu’on sait que Guy Gilles a consacré à Proust un remarquable documentaire, qui permet de mesurer à quel point l’écriture de ce dernier est cinématographique. Guy Gilles, dans une forme paradoxale, propose un film aux plans fixes et au montage nerveux et hachuré. Les plans fixes, tableaux vivants, sont des images qui, comme le dit Delphine Seyrig, « remplissent la tête », et leur succession rapide par un montage sec rappelle que le cinéma fonctionne comme la conscience, par projection et évocation. Chaque personnage porte en lui tout un monde qui, évoqué par la vision d’un objet faisant irruption par le montage, informe son regard et rend incertaine la distinction entre la chose imaginée et la chose vécue. Un objet ramène à un souvenir, une image en appelle une autre, dans une succession qui donne au temps sa matière, et qui fait naître la beauté aux coutures du film, comme le disait si bien Bresson. Ce travail du temps ne fait pas du Jardin qui bascule un film psychologique ; au contraire, les personnages, saisis progressivement par des angles changeants, restent hermétiques, seule subsiste semble-t-il leur inscription dans le temps et dans l’espace du jardin. Guy Gilles propose par ailleurs peu de situations, de scènes ; il s’intéresse à l’écoulement à la fois abrupt et doux du temps par une succession de plans qui vont comme s’écroulant les uns sur les autres. La narration reste donc secondaire, introduisant seulement un germe de corruption dans ce paradis apparent, qui, on le découvrira, n’en a pas besoin, car le temps corrompt tout, « charrie tout ». Resteront des instants que leur beauté imprime, vignettes édéniques d’un moment suspendu. Si, c’est la loi du temps, tout doit passer, qu’il faut bien mourir car demain ne viendra pas toujours, le cinéma, celui de Guy Gilles en particulier, laisse subsister quelques images : « ça a été ».



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