Pourquoi certains films comptent-ils pour nous ? Cette question est posée en introduction de l’ouvrage Cinéthique (Vrin, 2018) d’Hugo Clémot, qui introduit à une nouvelle manière de voir les films, dans le sillage de la voie ouverte par le philosophe Stanley Cavell (1926-2018) avec un livre devenu un classique absolu, À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, (traduction française de Sandra Laugier et Christian Fournier, réédition Vrin, 2017).
Le livre Cinéthique « voudrait décrire les pouvoirs de réanimation morale du cinéma, c’est-à-dire les façons dont les films peuvent nous rappeler le sens et l’importance de certaines idées tellement évidentes que nous ne pouvons pas ne pas les connaître, ce qui ne nous empêche pas de les ignorer la plupart du temps » (p. 8, italiques de l’auteur). D’où l’association entre les mots « cinéma » et « éthique ». Le cinéma apparaît ainsi comme un moyen privilégié de « voir ce qui est visible » selon l’expression de Wittgenstein dans sa seconde philosophie (Christiane Chauviré, Voir le visible. La seconde philosophie de Wittgenstein, Vrin, 2003), c’est-à-dire de nous donner accès à ce qui est « là » mais qui nous échappe. Une manière de saisir ce qui est devant nous, en nous, mais que nous ne voyons pas. Mais des idées qui pourtant agissent en nous, devenant comme des maîtres invisibles de nos vies. Aller au cinéma nous permet de voir ces idées cachées en nous, mais qui souvent nous dominent et nous agissent sans que nous ne nous en rendions compte. Le cinéma va agir comme un révélateur de nos blocages internes, nous aidant à les surmonter.
Cinéma et transformation morale de soi
Développant un article d’Hugo Clémot publié en 2018, « Penser l’intime avec le cinéma » (Archives de philosophie, tome 81, cahier 2, avril-juin 2018, p. 235-253), le livre Cinéthique propose une route vers la transformation morale de soi, élaborée à partir de l’attraction que nous éprouvons devant certaines images ou certaines scènes de films qui nous ont touchés, que ces films soient de « grands » films, des films d’auteurs, ou des films de genre (espionnage, policier, science-fiction etc.), voire même des films commerciaux ou « faciles ». Ce qui compte n’est pas que le film soit « bien » au sens des critères des études cinématographiques classiques, mais qu’il « touche » en nous quelque chose qui va nous révéler quelque chose d’important pour nous. C’est la raison pour laquelle, rappelle Hugo Clémot, « Cavell se cherche lui-même en même temps qu’il cherche le sens dans le film, convaincu que la connaissance d’un film ou de ce qui est humain est inséparable d’un effort de connaissance de soi » (Cinéthique, p. 31). Au fond, le film va nous permettre, comme l’indiquait le titre de l’article d’Archives de philosophie, de penser notre intime. Comme un scalpel vers ce qui nous est le plus profond, parfois caché.
Ainsi, « si les images (…) sont dépourvues de valeur de vérité, elles n’en n’ont pas moins une importance du fait du rôle qu’elles peuvent jouer dans nos vies » (Cinéthique, p. 14). Pour expliquer ce rôle phare des images qui touchent, Hugo Clémot cite la philosophe américaine Cora Diamond (1937-) pour qui la pensée éthique peut trouver appui sur les images au moins autant sinon plus que sur les raisonnements argumentés (ce qui serait « juste », « bon », « vrai » etc.) et, ajouterions-nous volontiers (bien que cela ne soit pas mentionné par Hugo Clémot), sur leur relais par les doctrines religieuses qui définissent le « bien » à partir de « ce qui est bien ». Dans la perspective de Cora Diamond, telle que Hugo Clémot la mentionne, le cinéma serait particulièrement bien adapté à la pensée éthique, en tant que, précisément, un lieu où l’on peut voir des histoires racontées en images.
La question de l'amour durable
Pour illustrer l’apport du cinéma à la résolution de problèmes devant lesquels butent les approches morales usuelles, et la manière dont le cinéma peut venir lever des impasses ou apporter des solutions, considérons par exemple la question de la durabilité des couples, aporie qui fait l’objet de milliers de livres de conseils de développement personnel, d’analyses philosophiques, morales, sociologiques, et d’innombrables manuels pieux de recommandations pour une vie conjugale réussie. Les principales philosophies ou religions disent d’une manière argumentée « ce qui est bien » puis proposent une application « pastorale » ou « pratique » de ce « bien » en le transformant en « souhaitable », aidé par les ressources de la réflexion (cas de la philosophie) ou de la pastorale (cas de la religion). Une variante éthique est d’introduire par rapport à une « norme du bien » une « loi de gradualité » pour ne pas désespérer les couples qui ne s’en sortent pas avec les normes du bien (on pourrait d’ailleurs étendre cet argument à d’autres problèmes et c’est en cela que la question du couple est philosophique tout autant que pratique). Si tout cela était réellement efficace, gageons que cela se saurait !
C’est à ce problème de vie que s’attaque le livre majeur de Stanley Cavell, À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage. L’idée de Cavell a été de regrouper sept films d’Hollywood appelés par lui « comédies du remariage », et de montrer comment ces sept films apportent une réponse à la durabilité d’un couple là où les théories morales ou religieuses usuelles échouent à en apporter à cause de leur démarche argumentative par rapport à une norme du bien. Ce n’est pas le lieu ici de détailler cette réponse mais de mentionner comment Cavell voit la solution au problème. Nous suivons Hugo Clémot dans sa présentation.
Cavell, rappelle Hugo Clémot, découvre chez Emerson « des outils d’analyse (…) en réalisant que les questions que se posent les couples sont exactement celles que son perfectionnisme moral nous demande de poser. (…) Le perfectionnisme moral (…) semble avoir été conçu par Cavell pour rendre compte du caractère aventureux (…) de la philosophie morale et au-delà de l’expérience humaine » (Cinéthique, p. 16-17). L’objectif est de ne pas « passer à côté de l’aventure » (Cora Diamond), ce qui pose la philosophie morale comme une « aventure » (ibid., p. 10). Nous sommes condamnés à agir, mais dans l’incertitude.
Pour Hugo Clémot, « les théories morales classiques n’offrent pas les ressources conceptuelles pour penser une question aussi caractéristique de la vie de couple ordinaire [et ceci] montre assez la nécessité pour les philosophes d’échapper à une ‘‘cécité philosophique’’ aveugle à son propre aveuglement et de s’ouvrir à d’autres formes d’expression de la pensée éthique » (Cinéthique, p. 16). Pour appuyer encore cette argumentation, Clémot insiste : devant avancer dans l’existence, la tentation est grande de « s’en remettre aux illusions rassurantes de la (…) morale classique qui nous permettent de nous trouver assez aisément irréprochables, plutôt que d’être fidèles à notre expérience, qui est d’abord celle de la perte » (ibid., p. 19).
Mais alors pourquoi s’accrocher aux morales classiques de la philosophie ou de la religion ? La raison en est que nous « préférons nous aveugler en optant pour le conformisme, par manque de confiance en nous-mêmes » (id.). Mais il y aura alors un prix à payer : ces illusions rassurantes nous transformeront tôt ou tard en mort-vivant, nous amenant, selon la belle expression d’Emerson rappelée par Clémot (p. 19), à glisser, pareils à des spectres, à travers le monde. Nous deviendrons alors tels des fantômes de vie, prêts à accomplir des actes moraux routinisés qui nous permettent de nous voir beaux dans le miroir des morales classiques de la philosophie ou de la religion. Mais nous n’aurons pas, alors, trouvé notre place dans ce monde.
Se faire confiance : le perfectionnisme moral
La confiance en soi à laquelle appelle le perfectionnisme moral ne doit pas être confondue avec ses versions « dégradées ou parodiques » que sont les manuels de développement personnel, les « méthodes pour réussir », les « méthodes religieuses » etc. : c’est « le nom donné au désir et au courage de s’approprier son expérience, c’est-à-dire de ne pas renoncer à sa perception » (Cinéthique, p. 19) : il nous faut donc recouvrer l’expérience morale.
En utilisant les ressources du langage, jouons sur le double sens du mot « recouvrer », financier et général. Au sens financier, le recouvrement de créance est la récupération de « ce qui compte ». Dans le sens moral, recouvrer son expérience revient aussi à récupérer « ce qui compte », soi-même, c’est-à-dire « se récupérer ». Le perfectionnisme moral apparaît donc comme une méthode de recouvrement de soi, c’est-à-dire une méthode pour se récupérer. Le cinéma peut y aider, et c’est ce à quoi nous appelle Hugo Clémot dans « recouvrer l’expérience morale avec le cinéma » (ibid., p. 20). « Les lectures d’œuvres littéraires ou cinématographiques pratiquées par Stanley Cavell depuis Dire et vouloir dire et La projection du monde sont des tentatives de recouvrer l’expérience morale en cherchant à contrôler son expérience en ce sens. (…) [Ces lectures] offrent le modèle de la pratique cinéthique que mon livre appelle de ses vœux et à laquelle il aimerait contribuer » (ibid., p. 22).
Les obstacles mentaux au bonheur durable
Dans cette perspective, qu’est-ce qui peut empêcher d’accéder à soi, de recouvrer son expérience morale, de retrouver son unité intérieure ? Des obstacles mentaux, des sortes d’idées fixes ou parasites qui envahissent notre esprit, telles des virus de la pensée, des infections de nos manières de voir ou de penser, produisant des croyances bizarres ou des biais cognitifs, que Wittgenstein appelle, dans la préface des Recherches philosophiques, des « paysages mentaux ». Emerson appellera ces obstacles mentaux des « lords of life », terme traduit dans en général par « seigneurs de la vie », mais que je traduirais plutôt par « maîtres de nos vies ». Ces « maîtres de nos vies » sont des idées ou des croyances, des représentations mentales qui exercent une influence profonde sur nos manières de voir le monde, d’agir, de penser, de décider dans le monde et c’est en cela que l’on peut les dénommer des « maîtres » de nos vies. Ils s’apparentent à des modèles mentaux qui reposent sur des histoires qu’on se raconte, et qui deviennent plus « vraies » que la réalité.
Les « maîtres (cachés) de nos vies »
Dans Cinéthique comme dans Archives de philosophie, Hugo Clémot développe une théorisation de ces obstacles : le pouvoir de ces histoires sur nous ne s’explique pas par leur valeur de vérité car elles ne sont pas « vraies » au sens usuel des critères de vérité. C’est la raison pour laquelle ces histoires « jouent dans nos raisonnements théoriques, voire pratiques, le rôle de prémisses immunisées contre le doute et les démentis de l’expérience » (Archives, p. 250). Ainsi « le scepticisme se trouve là, dans l’incapacité d’avoir une expérience » (Cinéthique, p. 83).
Comment penser ce phénomène d’emprise ? « Pour penser la nature de l’emprise de ces idées sur notre esprit, on peut s’intéresser à la façon dont l’une d’elles peut prendre le pouvoir. Puisque ce pouvoir ne s’explique pas par la valeur de vérité de l’idée en question, il faut supposer qu’il résulte (…) d’un processus inconscient dont le sujet ignore l’existence mais qui se produit dans le domaine des événements mentaux qui ne sont pas soumis à l’examen rationnel, comme les rêves (…), l’imaginaire (…) et plus généralement les histoires » qu’on se raconte (Archives, p. 250). On voit donc que, tout à coup, une idée « s’insinue dans notre esprit à un niveau infra-rationnel qui la protège des démentis de l’expérience et la rend ainsi très résistante aux événements » (id.). Dans la modélisation financière, la représentation brownienne a été extrêmement résistante aux événements, allant jusqu'à conduire les chercheurs à modifier les données pour valider le modèle brownien sur des données tronquées. Comment nommer ce processus ? « A l’aide du titre d’un film : Inception » (id.).
Le film Inception (2008) de Christopher Nolan peut représenter une illustration de cette injection à un niveau très profond d’une « idée » qui devient ensuite résistante aux événements : les scènes de bataille en montagne autour de la forteresse des neiges, véritable place forte visant à protéger ce qui s’y trouve, entre ceux qui veulent atteindre l’idée et le sujet dans lequel l’idée est implantée, représentent de manière métaphorique l’action des mécanismes de défenses mis en œuvre par l’inconscient de la personne autour de l’idée qu’elle a adoptée, pour la protéger des attaques (des démentis) du réel. La place forte interdit l’accès à l’idée, et défend l’idée qui s’y loge. Au début du film, un dialogue entre le spécialiste en extraction d’idées Dominic Cobb (Leonardo DiCaprio) et l’homme d’affaires japonais Saito (Ken Watanabe) qui voudrait lui confier une mission d’implantation d’idée, exprime parfaitement cette notion d’idée résistante : « qu’y a-t-il de plus résistant comme parasite ? (…) Une idée. Une idée résistante (…). Une fois que l’idée s’est installée dans l’esprit, elle est presque impossible à éradiquer. Une idée arrivée à maturité, à intelligibilité, s’enracine là-dedans (Cobb montre son cerveau), quelque part ». Dans la scène précédant ce dialogue, Saito dit que Cobb est lui-même « possédé par une idée », soit exactement le phénomène d’emprise dont nous parlions.
Repérer le « maître caché de sa vie »
Cette manière de visibiliser l’influence des idées dans les esprits peut permettre de trouver dans le cinéma un « potentiel thérapeutique ». En effet, « que nos réactions émotionnelles à certains films se laissent difficilement expliquer peut être le signe de ce que [ces films] touchent à certaines idées que nous ne savons pas nécessairement nous être présentes » (Archives, p. 251). Or ces idées cachées, enfouies au tréfonds de notre esprit, jouent un rôle central dans notre façon d’appréhender les choses du monde, dans notre « sujétion mentale ». Aussi, « tâcher de rendre compte des raisons de l’émotion prise à un film en y trouvant peut-être le seigneur de la vie qui règne aussi sur le rêve qui est cinématographiquement projeté peut donc constituer un moyen de prendre conscience de sa nature et de son emprise, ce qui est une première étape pour en être délivré » (id.). On atteint là le « cœur de la leçon cinématographique (…) : s’il faut reconnaître que nous ne pourrons pas échapper à la violence du monde et à la souffrance, nous ne pourrons pas non plus atteindre le bonheur par le détachement, mais seulement par une attitude qui s’efforce de s’investir émotionnellement pour ce qui compte pour nous, ce qui a de l’importance. Plutôt que de renoncer à nos émotions en tenant celui qui s’émeut pour un enfant, nous devons apprendre à nous émouvoir en adulte » (Cinéthique, p. 248-249).
Il s’agira alors de se laisser conduire par « un patient travail (…) d’attention affective à ce qui nous lie [à ce qui nous touche dans le film] à nous détacher des mythes qui nous servent de prémisses [pour pouvoir nous] attacher à un monde nouveau ». Il s’agira de « faire de cette expérience d’attraction pour [le film] l’occasion de traverser l’abîme qui nous sépare de nous-mêmes en l’observant patiemment et attentivement, en nous laissant attacher [au film] » (Archives p. 248 / Cinéthique p. 157).
Il s’agira donc de défaire un processus diabolique (au sens étymologique du mot dia-bolos – qui divise, un processus qui nous divise d’avec nous-même, pour retrouver un recollement avec nous-mêmes. Il ne s’agit pas d’aller explorer des mondes autres que le monde dans lequel nous vivons, mais de voir différemment ce monde, de « voir le visible », c’est-à-dire le « monde ordinaire (…) que notre scepticisme nous avait fait perdre, et qu’il s’agit de recouvrer ». C’est faute de recouvrer ce monde que nous sommes condamnés à rester des morts vivants, des « spectres à travers la nature » (Emerson, « Expérience », p. 504).
La cinéthique comme conversion
On voit donc ce que la cinéthique n’est pas – et ne doit surtout pas être : une illustration de la philosophie par le cinéma. La cinéthique n’est pas « la façon dont les idées philosophiques d’un auteur (…) peuvent illuminer un film (…) [ou le] fait que certains films (…) donnent une forme dramatique aux problèmes de la philosophie » (p. 32), autrement dit un usage du cinéma pour des cours de philosophie, quelque chose d’amusant ou de distrayant qui rendrait « plus concrètes les notions abstraites des théories morales en s’appuyant sur la dimension allégorique du récit filmique et en particulier sur l’incarnation par le héros de l’idéal de chaque théorie » (p. 9). Bref, un usage des films sur le thème : « Platon c’est ennuyeux mais avec le cinéma c’est mieux ! ».
À rebours de cette conception utilitariste de l’usage scolaire (et ennuyeux !) du cinéma, la cinéthique est la « façon d’aborder les films par le fait d’accepter de s’y perdre, en tout cas de s’y arrêter et d’avoir à y revenir pour finalement s’y retrouver à la façon dont Socrate arrête ses interlocuteurs pour leur demander de réfléchir à ce qu’ils ont à dire et dans quel contexte » (p. 32). S’arrêter, se retourner sur soi. Hugo Clémot exprime la signification ultime de cette idée d’une manière compacte et radicale au début de l’ouvrage : la cinéthique, en tant qu’elle permet le changement moral, vise « une authentique transformation, qui mérite le nom de conversion » (p. 10).
Une conversion est un mouvement que l’on fait qui consiste à tourner, à changer de direction, pour s’ouvrir à une autre manière de voir les choses et le monde. En ce sens le mot de Jean-Luc Godard sur la technique de travelling au cinéma, « les travellings sont affaire de morale », n’a probablement jamais été mieux adapté qu’à la description de la visée cinéthique. Le mouvement de caméra (travelling) participe, en tant qu’il matérialise le changement de point de vue et d’horizon, à la visée éthique d’un film : la cinétique de la caméra conduit à la cinéthique du film.
Concluons. La théorie cinétique des gaz a pour objet d'expliquer le comportement macroscopique d’un gaz à partir des caractéristiques des mouvements des particules qui le composent. Jouant sur les mots, à l’instar du titre de l’ouvrage lui-même, la « théorie cinéthique des films » désignerait une science dont l’objet serait d’expliquer la raison pour laquelle un film peut nous toucher profondément, en examinant comment le comportement social (donc à un niveau macroscopique) d’une personne peut être expliqué à partir des caractéristiques des mouvements des idées cachées (donc à un niveau particulaire) qui composent son esprit en l’envahissant sans que lui-même en ait conscience.
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