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  • Photo du rédacteurChris Tophe

Seul contre tous : Roman J Israel Esq - Dan Gilroy

 

Roman J Israel Esq est l'un des films les moins commentés et l'un des plus sous-estimés de 2018. Le second long-métrage de Dan Gilroy est une nouvelle occasion pour le réalisateur de s'attaquer aux institutions des Etats-Unis à travers le point de vue d'un antihéros marginal. Après les médias à sensation dans Nightcrawler, il critique cette fois-ci, le système juridique et plus généralement le comportement social.


Accords et désaccords


Gilroy entame son récit par l'aspect judiciaire en démontrant que les avocats de la défense privilégient trop souvent des accords avec le ministère public afin d'éviter un procès qui aurait pour conséquence évidente la défaite totale de l'une des deux parties. En négociant une peine acceptable, les avocats économisent du temps, de l'argent (notamment celui du contribuable) et s'en sortent avec une affaire classée. Le perdant étant le client dont le droit constitutionnel à être jugé par ses pairs n'a pas été satisfait.


La constitution garantit le droit à un procès équitable, mais où est l'équité quand 95 % des 

dossiers ne sont pas portés devant un jury ?[…] un système où le ministère public sort des peines au hasard, où culpabilité et innocence 

sont supplantées par la peur de comparaître, où les gens sont contraints de plaider coupables sous la menace de sentences exagérément dures et coercitives.


Le cinéaste critique donc avec véhémence un système individualiste dans lequel les droits sont bafoués par les professionnels judiciaires. La pratique trop régulière de la négociation a pour principal but de servir leurs propres intérêts, au détriment de ceux de l'accusé.


Une société désunie


L'individualisme n'est pas uniquement présent dans le domaine du droit, il gangrène notre société tout entière et c'est ce que cherchera à démontrer Dan Gilroy à travers plusieurs petites scènes dans lesquelles Roman, doté d'une personnalité altruiste, est confronté à cet état de fait.Que cela soit lors d'une discussion virulente avec deux jeunes filles activistes, n'acceptant pas selon elles le paternalisme de Roman, ou bien deux policiers qui lui refusent la possibilité d'essayer de faire preuve de solidarité et d'empathie avec un SDF qu'il pense mort ou encore un homme qu'il s'apprête à aider et se fait agresser physiquement en retour.

Toutes ces mésaventures sont la résultante d'individus autocentrés et des valeurs disparues. Une société moderne dont le protagoniste s'avère être un personnage anachronique, pas du tout en phase avec son temps. George Pierce (Colin Farrell) fait partie intégrante de ce système, et son évolution, bien qu'un brin poussive, fait le chemin inverse de celui de Roman (une évolution entamée des deux côtés, bien avant les trois semaines qui composent l’intrigue du film).


L'Asperger: symbolique bienveillante


Ce décalage entre Roman et le monde qui l'entoure n'est pas dû qu'à un désaccord de valeurs morales. Le rôle a été travaillé par Gilroy et Denzel Washington sous l'angle du syndrome d'Asperger. Ce qui entraîne certains troubles chez lui : un côté obsessionnel, des problèmes relationnels et d'expression orale, une hyperémotivité l'empêchant de contrôler ses émotions.


Denzel Washington concernant l'Asperger :

J'ai commencé à faire beaucoup de recherches sur l’Asperger. J'avais l'impression qu'il y avait des preuves dans le script qui me faisaient sentir que cet homme en faisait partie. Dan et moi en avons parlé et avons fait beaucoup de recherches sur ce que cela implique.


Toutefois, l'intelligence du scénario est de ne jamais mentionner son handicap, afin de ne pas enfermer le personnage dans cette case et éviter la mièvrerie. Il n'est pas uniquement Asperger, il a été un activiste pour les droits-civiques des Afro-américains, est un avocat compétent et à une mémoire infaillible. À cela, s'ajoutent ses principes et ses valeurs, avec les failles qu’elles peuvent comporter. Il est en somme un être humain complexe.


Le second point à noter de l'Asperger, c'est qu'il prend une portée symbolique dans le métrage. Roman, l'homme ayant des difficultés à s’adapter socialement est celui qui incarne ce que doit être une société "saine", contrairement à la masse, bouffée par l'individualisme, étant incapable de venir en aide à son prochain. Le trouble devient symboliquement bienveillante face à la "normalité" d'un monde n’ayant pas conscience qu’il est lui-même mentalement défaillant.


À contre emploi


Cet anachronisme comportemental s'exprime aussi à travers son apparence. Tout droit sorti des années 70 avec sa coupe Afro, des lunettes avec une monture d'époque, les pantalons patte d'éléphant, écouteurs rétro. Le travail de Kevin Kavanaugh à la direction artistique et Francine Jamison-Tanchuck aux costumes est absolument remarquable pour représenter physiquement la psychologie de Roman.


Denzel Washington à propos de son look :

C'est un processus ; une chose mène à une autre. Vous commencez par demander: «Pourquoi ? Pourquoi est-il seul ? Pourquoi n'a-t-il pas de relation ? Pourquoi vit-il seul ? Pourquoi n'y a-t-il rien dans sa maison mise à part des livres ? Pourquoi n'a-t-il pas d'amis ? Vous commencez simplement à vous poser ces questions et à y répondre.

Pour endosser le rôle, il faut un acteur de qualité capable de l'assumer et Denzel Washington est à la hauteur de la tâche qui lui incombe. Délaissant certaines qualités de son jeu basées sur une présence physique, un charisme, de l'intensité notamment grâce à un regard perçant, de défi, qui peut transmettre simultanément la douleur et la colère.


Dans Roman J Israel Esq, il est totalement à contre emploi. La tête souvent baissée, les yeux également pour démontrer la gêne lors de conversation, son élocution hésitante, bégayant régulièrement. La posture générale beaucoup moins assurée qu'à l'accoutumé, son regard caché par de grosses lunettes ne transmet plus l'intensité habituelle. La prouesse de Denzel Washington réside dans le fait de devenir anti-charismatique, s'effaçant entièrement au profit de son personnage.


Pour finir…


Dan Gilroy a le bon sens d’opter pour une mise en scène minimaliste au profit de son sujet et de ses acteurs afin de leurs laisser tout le champ libre pour s'exprimer et ainsi nous permettre de comprendre les enjeux sans une réalisation trop intrusive. Le scénario est d'une richesse passionnante, dressant un portrait social pertinent en évitant le piège du manichéisme. À travers les failles du système pénal, il expose un syndrome qui s'étend au-delà des tables de négociation, pouvant atteindre n’importe lequel d’entre nous.




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